Sur le droit chemin

Depuis sa création, il y a dix ans, le Centre pour les droits de la personne et le pluralisme juridique de la Faculté de droit de McGill étudie l’enjeu de la protection des droits de la personne dans un monde où règne la diversité juridique.
Illustration: Jean-Bernard Ng Man Sun
Illustration: Jean-Bernard Ng Man Sun

Par Victoria Leenders-Cheng

Depuis sa création, il y a dix ans, le Centre pour les droits de la personne et le pluralisme juridique de la Faculté de droit de McGill étudie l’enjeu de la protection des droits de la personne dans un monde où règne la diversité juridique.   

Plus tard cette année, la Commission de vérité et réconciliation du Canada présentera au gouvernement fédéral un rapport décrivant les ravages causés par les pensionnats autochtones chez ceux qui les ont fréquentés au cours des 19e et 20e siècles et recommandant des moyens de redresser les torts du passé. Ce rapport marquera l’aboutissement de quatre années d’audiences publiques, de déclarations, de témoignages de survivants et de recherche universitaire. Des chercheurs du Centre pour les droits de la personne et le pluralisme juridique (CDPPJ) de l’Université McGill ont apporté leur contribution au processus. La participation du CDPPJ à une enquête d’une telle ampleur témoigne de son désir de s’associer directement à des enjeux du monde réel et de l’absolue nécessité d’examiner les questions complexes sous différents angles.

René Provost / Photo: Lysanne Larose
René Provost / Photo: Lysanne Larose

« L’accent sur les droits de la personne fait partie des éléments qui donnent à la Faculté de droit son identité distinctive », affirme René Provost, directeur fondateur du CDPPJ, qui souligne que cet héritage remonte à d’illustres représentants de McGill, dont John Humphrey, qui a rédigé la première ébauche de la Déclaration universelle des droits de l’homme en 1948, F. R. Scott, poète et professeur et, plus récemment, Irwin Cotler, député à la Chambre des communes. Le Centre a perpétué cette riche tradition d’enquête en l’arrimant aux travaux réalisés dans d’autres disciplines afin de reconceptualiser les droits de la personne. M. Provost se rappelle que dans ses premières années à McGill, il avait surtout des interactions avec les membres de sa propre faculté. « Aujourd’hui, je collabore très souvent avec des gens d’autres disciplines », précise celui qui mène des projets de recherche et donne des cours aux côtés de professeurs de l’École de service social et des départements d’anthropologie et de science politique.

La série de conférences internationales de la famille Echenberg sur les droits de la personne est un autre exemple de cette approche transversale des travaux de recherche. Comme le fait remarquer Nandini Ramanujam, directrice générale du CDPPJ : « Ces conférences ont réuni un large éventail de professeurs, d’étudiants, de juges, d’avocats, de politiciens, de gens d’affaires et de jeunes leaders de partout dans le monde pour faire le pont entre les discussions didactiques et pragmatiques sur les droits de la personne. » Ces conférences ont eu plusieurs retombées : publication de deux ouvrages, production de nombreux documents de travail et création d’une communauté mondiale de spécialistes en droits de la personne.

Colleen Sheppard / Photo: Lysanne Larose
Colleen Sheppard / Photo: Lysanne Larose

Colleen Sheppard, directrice du CDPPJ, explique que le Centre s’est efforcé d’intégrer travaux de recherche, enseignement et engagement communautaire. « Il y a une véritable intégration : nos recherches et notre collaboration avec d’autres universitaires sont à la base même de notre enseignement et de notre rayonnement.»

Cette approche intégrée se reflète même dans cette appellation un peu complexe : Centre pour les droits de la personne et le pluralisme juridique. Le pluralisme juridique désigne l’existence de plusieurs ordres juridiques, qu’ils soient officiels (droit international, national, provincial ou municipal) ou officieux (communautés religieuses, normes institutionnelles ou normes juridiques autochtones, pour n’en nommer que quelques-uns). Les droits de la personne, de leur côté, sont généralement considérés comme un concept universel, assorti de lois d’application mondiale.

« La juxtaposition des droits de la personne et du pluralisme juridique semble contradictoire à première vue, affirme la professeure Sheppard. Cependant, nos travaux de recherche reconceptualisent les droits de la personne dans ces ordres juridiques multiples et coexistants. » Comme l’explique le professeur Frédéric Mégret, membre du Centre et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en droits de la personne et en pluralisme juridique : « Dans une perspective pluraliste des droits de la personne, on cherche à comprendre comment des États ou des groupes au sein de ceux-ci mettent l’accent sur certains droits (par exemple, la liberté d’expression par opposition à la liberté de religion) et comment cela crée des distorsions complexes qui ont autant d’importance pour les droits de la personne que la recherche d’un tout doctrinal cohérent».

Pourtant, le Centre s’inscrit aussi résolument dans l’action. François Crépeau, professeur de droit et membre du Centre, a été nommé rapporteur spécial des Nations Unies pour les droits de l’homme des migrants en 2011. Son mandat est d’examiner et de protéger les droits des migrants partout dans le monde et de présenter ses conclusions à l’Assemblée générale des Nations Unies et au Conseil des droits de l’homme.

François Crépeau / Photo: Lysanne Larose
François Crépeau / Photo: Lysanne Larose

Dans les travaux qu’il produit en tant que rapporteur spécial, M. Crépeau insiste sur la nécessité de concilier des droits et des intérêts divergents : les États doivent pouvoir assurer la sécurité nationale sur leur territoire, mais aussi satisfaire à leurs obligations internationales. « Les démocraties occidentales sont de plus en plus tiraillées entre les normes de comportement reconnues et fondées sur les droits et les pressions politiques qui s’exercent pour qu’elles contrôlent leurs frontières de manière efficace et sécuritaire. Il existe une tension véritable entre la législation internationale sur les droits de la personne et l’exercice de la souveraineté étatique. »

Cette tension s’est accentuée depuis les événements du 11 septembre 2001, de nombreux États ayant adopté des mesures visant à empêcher ou à ralentir l’admission de migrants, de sorte que l’immigration irrégulière a augmenté. « Les demandeurs d’asile et les réfugiés se voient privés de la protection internationale ou sont renvoyés dans des territoires où leur vie ou leur liberté est menacée », a-t-il indiqué, ajoutant qu’en désespoir de cause, ces personnes s’en remettent alors à des réseaux informels ou à des passeurs dans l’espoir d’améliorer leur sort et que les États où ils aboutissent les perçoivent comme des « illégaux » ou des personnes en marge de la loi.

« La migration fait partie de l’ADN de l’humanité, a déclaré M. Crépeau devant l’Assemblée générale en 2011. C’est notre réponse aux menaces environnementales, à l’oppression politique, mais aussi un moyen de créer un avenir meilleur pour nous-mêmes et pour nos enfants. » La clé, insiste-t-il, est de trouver une façon de vivre ensemble et d’adopter des politiques fondées sur les droits qui donnent aux gens le pouvoir de défendre leurs droits.

La professeure de droit Adelle Blackett est une autre chercheuse du Centre pour qui travaux de recherche et engagement actif vont de pair. S’étant intéressée de près aux travailleurs domestiques, elle a été engagée à titre d’experte par l’Organisation internationale du Travail (OIT), où elle a participé à l’élaboration d’une nouvelle norme protégeant les droits de ces travailleurs.

« L’OIT a inscrit le travail domestique à son programme pour la première fois en 2008. Elle voulait qu’on lui présente un dossier de justification d’une nouvelle convention et un rapport sur le droit et la pratique dans le monde, et ce, en quelques mois, se rappelle la professeure Blackett. Des étudiants de McGill sont donc devenus mes assistants de recherche et ont fait un travail formidable. »

Adelle Blackett / Photo: Lysanne Larose
Adelle Blackett / Photo: Lysanne Larose

Le projet a permis à Mme Blackett d’étudier les aspects du travail domestique qui concernent les droits de la personne et d’étoffer la notion de « travail décent ».

« Il s’agissait d’un document de politique et non d’un article universitaire, poursuit-elle. C’est toujours agréable pour un universitaire de produire un document convaincant et succinct, qui n’est pas trop théorique, mais qui s’appuie quand même sur la théorie de manière constructive. » Elle dirige également un projet de recherche qui explore la difficulté de protéger les droits des travailleurs domestiques et donne des exemples d’innovations réglementaires « simples, protectrices et pertinentes » dans ce domaine.

Par ses travaux, la professeure Blackett a pu influer sur la politique, non seulement au niveau international, mais également ici même, au Québec, puisqu’elle a été nommée à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, qui a publié des rapports sur les droits des travailleurs domestiques et agricoles migrants.

« Ces chercheurs, et la plupart des travaux entrepris au Centre, s’intéressent à la signification des droits de la personne et aux moyens d’en faire une réalité dans la vie de tous les jours, plutôt qu’un concept sur papier », ajoute Mme Sheppard.

C’est dans l’espoir de changer concrètement les choses que la professeure Sheppard et ses collègues se sont associés à la Commission de vérité et de réconciliation. Elle y a présenté un article sur la discrimination systémique où elle explique que les attitudes suprémacistes peuvent causer des préjudices persistants aux survivants des pensionnats (problèmes de santé, de toxicomanie, de violence, de violence conjugale, etc.) et, de façon plus générale, aux collectivités autochtones. La professeure Kirsten Anker s’est intéressée à la signification de la réconciliation en elle-même, y compris la façon d’admettre les torts du passé et de les redresser. Le professeur Mark Antaki a examiné le discours sur la réconciliation dans le droit constitutionnel canadien. Ces recherches enrichissent les travaux de la Commission par leur point de vue nuancé sur les droits de la personne et s’inscrivent dans la foulée des travaux du Centre en faisant le pont entre les concepts théoriques et la vie de tous les jours.

Un tel projet est aussi important dans un contexte local que dans un contexte international, fait remarquer Mme Sheppard. « Quand on parle de droits de la personne, on pense souvent que cela ne concerne que des endroits reculés ou des pays en développement. Or, il existe au Canada des enjeux fondamentaux et cruciaux en la matière. Au Centre, nous estimons qu’il est important d’en prendre conscience et de s’en occuper. »

Le Centre pour les droits de la personne et le pluralisme juridique reçoit le soutien financier de nombreux donateurs, dont M. David O’Brien et la Fondation Nussia et Andre Aisenstadt.