Par Tim Hornyak
La bio-ingénierie, qui permet le remplacement de parties du corps, a connu une fabuleuse évolution au fil du temps, et le poumon d’acier de 400 kg a depuis longtemps été relégué aux oubliettes. Cela dit, les cellules artificielles ne sont pas toujours en parfait accord avec une grande superficie de tissus, car l’ingénierie d’organes fins n’est pas encore tout à fait au point. Cinq équipes de chercheurs mcgillois ont choisi, dans un premier temps, d’exercer des travaux à toute petite échelle. Voici leurs minuscules créations qui, à terme, feront une énorme différence dans la vie de nombreuses personnes.
La prochaine fois que vous crachez, ayez une pensée pour ceux qui en sont incapables. Simon Tran de la Faculté de médecine dentaire cherche depuis des années des moyens d’aider les milliers de personnes souffrant de sécheresse buccale sévère, de perte du goût et d’aphtes buccaux, toutes des maladies pouvant être causées par de multiples facteurs, les plus courants étant le cancer de la tête et du cou, et la radiothérapie qui y est associée, ainsi que le syndrome de Sjögren, une maladie auto-immune. Ces maladies ont en commun qu’il n’existe aucun traitement efficace pour les éradiquer. Le Dr Tran axe ses recherches sur une approche en deux volets pour la réparation des glandes salivaires, soit l’utilisation des cellules souches de la moelle osseuse et la bio-ingénierie de glandes salivaires. Dans le premier volet, le Dr Tran a testé la capacité des cellules de la moelle osseuse à rétablir le flot salivaire chez des souris. Il a aussi confirmé que les cellules souches humaines pouvaient rétablir les glandes salivaires chez les patients leucémiques. Seul le mécanisme demeure à préciser.
« Il s’agit à présent de comprendre comment les cellules souches de la moelle osseuse permettent le rétablissement du flot salivaire », ajoute le Dr Tran, qui, en 2005, a mis au point une culture de cellules salivaires humaines fonctionnelles. Dans l’intervalle, il a conçu, avec ses collègues, un prototype de glande salivaire recouvert d’un substrat de cellules salivaires humaines. Constitué d’un support biodégradable, l’appareil est une sorte de tube contenant des cellules salivaires installé dans la bouche, à l’intérieur d’une poche conçue par chirurgie. La difficulté, à cette étape-ci, est de tester le bon fonctionnement des cellules salivaires dans le tube afin de confirmer leur capacité à y faire cheminer de l’eau–une étape essentielle à la production de salive.
En cas de fracture ou de maladie osseuse, une greffe est parfois indi- quée. Les chirurgiens utilisent souvent un «autogreffon», soit un os provenant des hanches ou des côtes du patient dans l’espoir que l’os se reforme et guérisse. Cela dit, la greffe n’est pas une panacée. La quantité d’os qui peut être prélevée est limitée et de multiples complications peuvent survenir. Entre autres, si l’os est prélevé sur un cadavre, il y a un risque de réaction immunitaire. Jake Barralet de la Faculté de médecine dentaire met au point des matériaux pour remplacer les autogreffons. Il crée des implants tridimensionnels au moyen d’un dispositif semblable à une imprimante à jet d’encre. Des matériaux comme le phosphate de calcium sont déposés en couches successives, créant ainsi une forme tridimensionnelle; le processus prévoit également l’utilisation d’ions comme le cuivre pour stimuler la régénération tissulaire.
«Les biomatériaux, c’est comme la cuisine – les ingrédients sont limités, mais on devient très habile à en tirer de nouvelles saveurs ou textures », dit le Pr Barralet. « Nous avons aussi la compétence et l’expérience pour amener nos découvertes à l’étape de la mise en œuvre et obtenons un excellent taux de conversion technologique.»
McGill a accordé une licence d’exploitation de la technologie à Bonegrafix, une biosociété qui s’attache à fabriquer des blocs osseux à partir du tomodensitogramme de patients; ces blocs combleront les trous des os ou les maintiendront ensemble durant le processus de guérison. L’application commerciale pourrait être la première étape vers une utilisation clinique généralisée. « D’ici peu, les médecins pourront obtenir des greffons osseux sur mesure, comme le font maintenant les dentistes avec les couronnes et les ponts. »
Pour concevoir un tissu de remplacement sur mesure, il est logique de commencer avec le collagène, la principale protéine de soutien dans l’organisme. Les hydrogels de collagène sont déjà largement utilisés en ingénierie tissulaire, mais les chercheurs Showan Nazhat, du Département de génie des mines et des matériaux, ainsi que Marc McKee et Mari Kaartinen, de la Faculté de médecine dentaire, cherchent à créer rapidement des matrices de collagène nanofibrillaires denses, à les solidifier par une réticulation biochimique, à y cultiver les cellules du patient et à les implanter par calcification dans l’organisme. Cette technologie pourrait remplacer les greffons ligamentaires, osseux et cartilagineux et produire des matériaux de greffe afin de traiter les défauts osseux et dentaires, qu’ils résultent d’une lésion, d’un cancer ou d’un traitement oncologique.
« Bien qu’il soit impossible d’améliorer l’évolution biologique, on peut néanmoins produire avec exactitude, par la bio-ingénierie, une partie du corps sans recourir à une autre partie ou faire appel à d’autres individus », dit le Dr McKee. Des études in vivo sur des modèles animaux sont en cours, mais le collagène étant une substance largement utilisée lors de greffes, on pourrait voir des applications cliniques chez l’humain d’ici cinq ans à peine. « En augmentant la quantité et la qualité de protéines, nous pouvons mettre au point une matrice physiologique dotée d’une compétence mécanique accrue », ajoute le Pr Nazhat. Il espère que ce produit durable pourra être manipulé et suturé par les chirurgiens. « Je ne prétends pas que nous fabriquons des ligaments parfaits, mais nous nous attachons du moins à créer un tissu artificiel. »
En 1957, Thomas Chang était un étudiant de premier cycle et logeait aux résidences universitaires de McGill. C’est dans sa chambre d’étudiant qu’il mit au point la première cellule sanguine artificielle au monde. Il s’agissait d’une membrane polymérique alvéolaire ultramince contenant de l’hémoglobine. Mais l’intérêt pour les cellules sanguines artificielles étant alors plutôt minime, Thomas Chang décida de se concentrer sur les cellules artificielles pouvant intégrer d’autres substances comme des enzymes, des médicaments et toute matière utilisée en médecine et en biotechnologie. Cette recherche servit de base pour les systèmes micros et nanos (à mille et un usages, dont la médecine régénérative, la thérapie génique et la libération de médicaments) étudiés aux quatre coins du monde. Mais alors que le VIH devenait un problème de santé mondiale, Thomas Chang renoua avec son tout premier champ de recherche.
Déclenchée à la fin des années 1980, la crise du sang contaminé au VIH fit comprendre au Dr Chang l’importance capitale de mettre au point une cellule artificielle de qualité supérieure. Malheureusement, dans sa quête effrénée d’une autre source de sang, l’industrie se préoccupa uniquement de créer une substance apte à transporter l’oxygène. Cette course donna lieu à un produit imparfait causant de graves effets secondaires, dont la constriction des vaisseaux sanguins, voire la mort. Lauréat de l’Ordre du Canada, le Dr Chang est maintenant à la tête du Centre de recherche sur les cellules et organes artificiels de McGill. Il s’attache désormais à mettre au point un substitut sanguin répliquant, outre le pouvoir oxyphorique, toutes les fonctions des globules rouges. S’inspirant de sa méthode de départ consistant à réticuler des molécules d’hémoglobine en une polyhémoglobine nanodimensionnelle soluble, il crée des cellules transporteuses de dioxyde de carbone et d’oxygène dont les fonctions incluent la suppression de radicaux oxygéniques. Dépourvues de groupe sanguin, ces cellules poly-HB peuvent être administrées à un patient, sans en connaître le groupe sanguin. Ainsi, lors de situations d’urgence, l’utilisation de ces cellules peut retarder de 12 heures le recours au sang donné. Alors que celui-ci doit être réfrigéré et que sa durée se limite à 42 jours, les cellules poly-HB se conservent quant à elles à la température de la pièce pendant plus d’un an. L’Afrique du Sud a autorisé le recours aux poly-HB, et la Russie lui a emboîté le pas. En Amérique du Nord, l’autorisation est en instance.
Lorsque tout va bien, une prothèse de hanche ou un implant dentaire s’intègre facilement à l’organisme. Mais il arrive parfois que l’implant cause inconfort et infections, et qu’il doive être remplacé. Selon Marta Cerruti, la réussite ou l’échec d’une telle procédure dépend de ce qui se produit au tout début. « Dans les quelques minutes qui suivent une opération, les protéines commencent à adhérer à la surface de l’implant », explique la professeure agrégée du Département de génie des mines et des matériaux et nouvelle titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les interfaces biosynthétiques. «Si les bonnes protéines se collent à l’implant, tout va bien. Mais dans le cas contraire, le corps forme une capsule fibreuse autour de l’implant pour l’isoler, et celui-ci doit alors être remplacé. »
La Pre Cerruti s’attache à trouver des moyens d’améliorer l’intégration des implants–qu’ils soient destinés à remplacer des os ou des tissus mous – à l’organisme. Elle croit que la réponse se trouve dans la fabrication de supports fonctionnels et biodégradables qui combinent matières biologiques et polymères. «La difficulté réside dans notre capacité à diriger les cellules selon notre plan, que ce soit pour fabriquer de la peau ou des os », ajoute-t-elle. « Le matériel synthétique doit dicter la conduite du matériel biologique vivant.»
Chaque surface poreuse est recouverte de molécules spécifiques à la tâche à accomplir. Pour régénérer des os, il faut recourir à des molécules qui favorisent la formation d’hydroxyapatite (la composante minérale des os). Points de contact entre l’organisme et l’implant, ces molécules agiraient comme signaux biologiques attirant le type de protéines et de cellules voulu. Puis, une fois leur travail suffisamment amorcé, les structures se dissoudraient, tout simplement. Dans le cas d’une greffe cutanée, la structure pourrait se dissoudre après quelques semaines. Pour un processus plus long, comme la formation d’un os, la structure demeurerait intacte pendant plusieurs mois. Nous ne voulons pas espérer que l’organisme suive notre plan », de préciser la Pre Cerruti. Nous le guidons pour qu’il s’y soumette, en concevant des matériaux qui parlent le langage du corps.