Vos enfants mentent? (Tout va bien!)

Par Philip Trum

Quand le mensonge sort de la bouche des enfants.

Les recherches de Victoria Talwar ont permis de révolutionner les évaluations des compétences auxquelles sont soumis les enfants appelés à témoigner devant la justice canadienne.

Les mains encore toutes collantes de sucre, votre petit chérubin nie catégoriquement savoir où sont passés les biscuits qui ont mystérieusement disparu. Grands yeux et bouche en coeur, c’est aussi imperturbable qu’il accuse le chien d’avoir gribouillé sur le mur. Quant à ce carreau cassé… mystère et boule de gomme! Eh oui, nous pouvons idéaliser la pureté et l’innocence des enfants, mais la vérité est que la plupart d’entre eux apprennent à mentir dès l’âge de quatre ou cinq ans. Et ce constat, précise Victoria Talwar, professeure agrégée au Département de psychopédagogie et de psychologie du counseling, est tout à fait dans l’ordre des choses.

« Il arrive parfois que des parents inquiets me disent : “Mon fils vient de raconter son premier mensonge”, mais ils oublient qu’apprendre à mentir fait partie du comportement normatif », explique la professeure. «Le mensonge est lié au développement cognitif. Il est en fait la preuve que l’enfant a commencé à comprendre que les autres ont des connaissances et des pensées différentes des siennes, et qu’il peut les manipuler. Les parents ne devraient donc pas s’inquiéter outre mesure.»

« D’ailleurs, précise-t-elle avec ironie, il est probable que ce ne soit pas le premier mensonge de leur enfant, mais plutôt le premier qu’ils aient détecté. »

Il est difficile d’observer le mensonge sur le terrain, car il s’agit d’un comportement par définition très secret qui, pour être percé à jour, nécessite une connaissance de la vérité que les observateurs ne possèdent pas nécessairement. Voilà pourquoi les travaux de recherche de la professeure Talwar reposent essentiellement sur des études empiriques contrôlées en laboratoire. Dans son étude du paradigme de la tentation et de la résistance, par exemple, elle annonce à un enfant qu’un jouet est dissimulé derrière sa chaise, mais qu’il ne doit surtout pas chercher à le regarder. Elle sort ensuite de la pièce, pendant qu’une caméra cachée filme le comportement de l’enfant. Au cours des dix secondes qui suivent le départ de la chercheuse, 82 pour cent des enfants regardent derrière eux. Lorsqu’elle revient leur poser des questions sur le mystérieux jouet, 74 pour cent de ceux qui ont jeté un coup d’oeil derrière leur chaise prétendent ne pas avoir regardé, encore que cela dépende de leur âge; les enfants de moins de sept ans ayant habituellement plus de difficulté à tromper leur interlocuteur :

Est-ce que tu as regardé le jouet?

Non.

À ton avis, c’est quoi comme jouet?

Un petit chien rouge!

Pourquoi penses-tu qu’il s’agit d’un petit chien rouge?

Mais parce que je l’ai vu!

Les enfants plus âgés sont plus aptes à persister dans le mensonge, feignant l’ignorance ou tentant de fabriquer d’autres mensonges expliquant pourquoi ils savent des choses qu’ils ne devraient pas. Ces observations ne sont pas nécessairement un mauvais signe; la plupart des enfants deviennent des adultes qui mentent occasionnellement pour se dépêtrer de situations délicates (parfois pour se protéger, parfois pour protéger la sensibilité d’autrui).

Mais, à l’instar de certains adultes, certains enfants mentent beaucoup. La professeure Talwar étudie également comment le mensonge dit « normal » évolue en mensonge inadapté, et les moyens que les adultes peuvent utiliser pour inciter leurs enfants à dire la vérité. En collaboration avec le professeur Kang Lee, elle étudie notamment le comportement mensonger d’élèves de deux écoles très différentes en Afrique del’Ouest (dans le cadre de l’accord de recherche, le lieu où se trouvent ces écoles doit être tenu confidentiel). Les enseignants de l’une de ces écoles ont recours aux châtiments corporels sévères et frappent régulièrement les élèves lorsqu’ils se trompent ou se comportent mal, alors que ceux de l’autre école pratiquent une discipline non physique, comme l’exclusion temporaire. Les élèves de cette école sont d’une manière générale des menteurs peu expérimentés et plusieurs d’entre eux ne mentent pas du tout. Les élèves de l’école où sont infligés des châtiments corporels mentent par contre fréquemment, et avec talent. « Il y a des situations où il est préférable de jouer le grand jeu et d’essayer de mentir le mieux possible pour éviter d’être frappé, explique la professeure Talwar, mais il vaut mieux être habile. Certaines formes de discipline incitent donc forte ment à apprendre à bien mentir. »

La chercheuse a aussi découvert qu’il est plus efficace de raconter aux enfants des histoires desquelles se dégage une leçon positive (comme celle de George Washington qui, ayant reconnu avoir coupé le cerisier de son père, est félicité de son honnêteté par ce dernier) que des histoires desquelles l’on tire une morale négative (à force de crier au loup, le berger a perdu son troupeau). « Si l’on donne à l’enfant des raisons d’être honnête, explique-t-elle, il y a plus de chances qu’il intègre ces principes moraux et modifie son comportement. À long terme, la punition n’incitera pas nécessairement l’enfant à plus d’honnêteté. »

En plus d’avoir des conséquences évidentes pour les parents et les enseignants, les recherches de la professeure Talwar ont aussi des retombées inattendues pour la justice et les lois canadiennes. En 2005, le Parlement canadien a invité les professeurs Talwar et Lee (alors à l’Université Queen’s et aujourd’hui à l’Université de Toronto) et un professeur de droit de l’Université Queen’s, Nicholas Bala, à présenter un mémoire sur l’efficacité des évaluations des compétences auxquelles sont soumis les enfants appelés à témoigner devant la justice. Traditionnellement, avant qu’un enfant ne soit autorisé à témoigner, il faut lui poser toute une série de questions pour démontrer qu’il distingue vérité et mensonge. « Excellente idée, explique Victoria Talwar, mais qui, en pratique, n’a aucune utilité. En effet, on posait aux enfants des questions comme “Qu’est-ce que la vérité?” Voilà une question avec laquelle même un adulte a de la difficulté. La capacité de l’enfant à répondre à ce type de question n’a strictement rien à voir avec la probabilité qu’il dise la vérité. » Beaucoup de témoignages d’enfants ont ainsi été écartés à cause de ces évaluations. Mais, depuis janvier 2006, dans une décision ensuite confirmée par la Cour suprême, ces évaluations ont été supprimées.

Comment, dans ces conditions, s’assurer que les jeunes témoins disent la vérité? La réponse est en réalité fort simple.

« Mes études ont montré que, dans 50 pour cent des cas, si l’on demande à un enfant de promettre de dire la vérité, il sera moins susceptible de mentir. Bien qu’une telle promesse ne signifie pas pour autant que tous les enfants diront la vérité, cela aura néanmoins un impact considérable sur leur comporte ment, même chez les très jeunes. »

« Demandez aux parents qui ont oublié la glace qu’ils avaient promise aux jeunes sportifs après un entraîne ment de soccer, et vous verrez que les enfants prennent les promesses très au sérieux. »

Les travaux de la professeure Talwar sont subventionnés par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, la Fondation canadienne pour l’innovation, la Fondation nationale des sciences et le Fonds québécois de la recherche sur la société et la culture.