Vents de changement

Par Christine Zeindler

Des chercheurs s’attaquent aux problèmes liés au réchauffement de l’Arctique

Ci-dessus, l'étudiante au doctorat Jill Lambden affronte des températures de -40 C dans le cadre des travaux qu'elle mène avec la professeure de nutrition Harriet Kuhnlein. (Photo : permission de Harriet Kuhnlein) Le biologiste de la faune Murray Humphries pagaie dans la rivière Whirlpool au Manitoba, à proximité d'une digue de castor, dans le cadre de ses recherches sur la migration des espèces animales.
Ci-dessus, l'étudiante au doctorat Jill Lambden affronte des températures de -40 C dans le cadre des travaux qu'elle mène avec la professeure de nutrition Harriet Kuhnlein. (Photo : permission de Harriet Kuhnlein) Le biologiste de la faune Murray Humphries pagaie dans la rivière Whirlpool au Manitoba, à proximité d'une digue de castor, dans le cadre de ses recherches sur la migration des espèces animales.

À l’heure où le Canada assiste, soulagé, à la fonte des neiges et sort de sa torpeur hivernale pour savourer la douceur printanière, et où la plupart des Canadiens troquent avec bonheur leur tuque pour un t-shirt et s’enduisent de crème solaire, plusieurs chercheurs de McGill s’emmitouflent chaudement dans leurs lainages et partent rejoindre leurs collègues qui, toute l’année durant, étudient la neige dans l’Arctique canadien.

L’image du paysage aride et immuable du nord est fermement ancrée dans l’imaginaire des Canadiens et fait partie de notre identité nationale. En réalité, ce paysage subit des transformations spectaculaires à la fois en termes d’environnement et de population humaine. Comprendre la nature de ces changements relève aujourd’hui de l’urgence pour les habitants de ces régions éloignées comme pour chacun d’entre nous.


Percer les profondeurs glacées

Le Grand Nord détient le secret du changement climatique et le professeur de géologie Wayne Pollard ne ménage aucun effort pour essayer de le découvrir. Du début du printemps à la fin de l’été, le Pr Pollard, archéologue des glaces au Département de géographie, sonde le pergélisol dans la Station de recherche de McGill dans le haut Arctique, sur l’île Axel Heiberg dans l’océan Arctique.

« Une grande partie de la glace date de plusieurs milliers d’années, si bien que nous pouvons l’utiliser pour déterminer à quoi ressemblait le climat à ces époques lointaines. La glace est le miroir de l’histoire », précise-t-il. « Comprendre l’histoire est important pour les modèles de prédiction. »

Plus de 50 pour cent de la masse terrestre du Canada sont gelés 365 jours par an, à des profondeurs pouvant parfois atteindre un kilomètre. En sachant quelle est la quantité de glace présente sous la surface, nous pourrons prévoir quel type de changement surviendra au niveau de la terre en cas de hausse des températures.

« La fonte du pergélisol exposera la glace et entraînera sa fonte; des glissements de terrain, des fissures et des dépressions se produiront. Le sol qui était stable deviendra instable. Toute cette région ressemblera à un véritable chantier labouré par un bulldozer », affirme Wayne Pollard.

Ce cauchemar de cartographe a un impact considérable pour les communautés du Grand Nord. Le budget municipal de Dawson dans le Yukon a augmenté de 50 pour cent essentiellement en raison des dommages que les mouvements du pergélisol ont causés aux infrastructures. Si cette fonte perdure, les rues de villes comme Dawson pourraient devenir de véritables marécages ponctués d’îlots de maisons à moitié ensevelies.

Dans le cadre des activités du consortium de recherche ArcticNet, qui évalue l’impact de ces changements sur les communautés du Grand Nord, Wayne Pollard pourrait contribuer à dompter ce phénomène. Grâce à des subventions des Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC), du Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie (CRSNG) et du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSHC), ArcticNet élabore des modèles pour prédire l’ampleur de l’érosion et mieux comprendre l’impact du changement climatique sur les populations nordiques.

L’impermanence croissante du pergélisol aura des effets qui ne se limiteront pas à la rupture des canalisations d’égout dans le nord. Le sol gelé de l’Arctique est un réfrigérateur géant qui abrite plusieurs siècles de contaminants naturels et non naturels comme le carbone et le mercure. Si le pergélisol fond, c’est un peu comme si on ouvrait une boîte de Pandore qui laissait s’échapper quantité de substances toxiques dans l’environnement. Grâce à une technique de forage à faible profondeur élaborée par l’étudiante au doctorat Nicole Couture, l’équipe de Wayne Pollard mesure les concentrations de carbone dans le sol de l’île Axel Heiberg.

Constamment battue par les vents, cette île est suffisamment hostile à la vie pour avoir droit au titre de désert arctique. Par contre, sous la surface, le pergélisol abrite plusieurs milliards de micro-organismes qui résistent à un froid et à une obscurité inimaginables. L’équipe de recherche du microbiologiste environnemental Lyle Whyte étudie ces organismes étranges et méconnus dans l’espoir de découvrir des microbes qui nous permettront de mieux comprendre la limite de faible température pour la vie microbienne sur Terre.

Les travaux de Lyle Whyte sont subventionnés par le CRSNG, le Programme de chaires de recherche du Canada, la Fondation canadienne pour l’innovation, l’Agence spatiale canadienne et la NASA, qui s’intéressent au Grand Nord, car les conditions extrêmes qui y règnent constituent un excellent laboratoire pour l’expérimentation des technologies qui seront employées sur Mars. Lyle Whyte s’intéresse aux bactéries qui croissent dans deux environnements spécialisés : celles qui vivent dans des sources salines froides et celles qui vivent dans le pergélisol de l’île d’Ellesmere. La très forte concentration saline (jusqu’à sept fois celle de l’eau de mer) dans ces sources signifie que cette eau ne gèle jamais, même si la température extérieure atteint parfois – 50 oC. Le plus remarquable est que Lyle Whyte et l’étudiante au doctorat Nancy Perreault ont découvert des communautés microbiennes entièrement nouvelles qui produisent de l’hydrogène sulfuré et du méthane, alors que d’autres peuvent utiliser ces composés comme énergie.

Les micro-organismes du pergélisol pourraient avoir un impact non négligeable sur l’environnement, spécialement sur le changement climatique. « Il est possible qu’à la suite de la fonte du pergélisol, l’activité et la densité de ces bactéries augmentent. Elles produiront plus de méthane ou de dioxyde de carbone, ce qui est très mauvais pour l’environnement », souligne le Pr Whyte.


Des animaux en mouvement

Le réchauffement des températures aura aussi un effet sur les créatures de plus grande taille qui ont élu domicile dans le nord. La marge de survie est très étroite dans l’environnement hostile du Grand Nord, ce qui rend les animaux particulièrement vulnérables aux changements climatiques. Le biologiste de la faune Murray Humphries étudie l’écologie et la physiologie des mammifères du Grand Nord canadien, mais les recherches menées dans le territoire subarctique vont bien au-delà de la simple expérience scientifique.

« Il est ici question de la faune et d’essayer de comprendre l’univers en fonction de la faune et non à l’aune de nos propres critères. D’aucuns diront que je ne peux observer la faune qu’à travers le prisme humain, mais je pense qu’en passant plus de temps dans le Grand Nord, nous pourrions être amenés à changer d’avis. Cette région a véritablement le don de réduire la condition humaine à sa plus simple expression », affirme-t-il.

Chaque espèce a ses propres seuils de tolérance au climat – une zone de confort qui détermine où une espèce peut survivre. Le réchauffement climatique permet aux animaux de survivre à des latitudes plus hautes qu’auparavant. C’est notamment le cas du castor, qui a d’ores et déjà colonisé des zones très septentrionales comme la baie d’Ungava au Québec.

« Normalement, le castor est une espèce boréale qui vit dans les forêts, mais on le trouve aujourd’hui dans la toundra le long d’une étroite bande d’aulnes et de saules en bordure des rivières », souligne le Pr Humphries, dont les travaux sont subventionnés par le CRSNG, le CRSHC et ArcticNet. Ses étudiants mènent des enquêtes pour prédire jusqu’où et à quelle vitesse le rongeur s’implantera dans le nord du Canada.

Le haut Arctique et ses paysages désolés forment un environnement idéal pour les expériences extraterrestres. Wayne Pollard collabore avec la NASA pour élaborer une sonde automatisée, ultralégère et de faible puissance pour prélever des échantillons de forage sous la surface de Mars, ainsi que pour mener des techniques d'échantillonnage stériles.
Le haut Arctique et ses paysages désolés forment un environnement idéal pour les expériences extraterrestres. Wayne Pollard collabore avec la NASA pour élaborer une sonde automatisée, ultralégère et de faible puissance pour prélever des échantillons de forage sous la surface de Mars, ainsi que pour mener des techniques d'échantillonnage stériles.

Cette migration peut être envisagée de manière positive – l’animal étend son territoire et survit dans de nouveaux environnements. Par contre, c’est un peu comme si votre voisin s’installait chez vous parce que vous avez monté le thermostat. Le castor, au même titre que le renard roux et l’orignal qui se sont installés sans y être conviés sur le territoire du caribou et de l’ours polaire, est en effet une espèce envahissante pour les nouveaux environnements qu’il colonise. Cette infiltration septentrionale est une accélération des phénomènes observés depuis la fonte des glaciers, qui, selon le Pr Humphries, remontent au début de l’industrialisation accrue.

« Tout cela indique que nous connaissons des taux sans précédent de réchauffement et une accélération des tendances au réchauffement dues aux émissions de gaz anthropogéniques dans l’atmosphère. »

Les changements territoriaux de la faune nordique inquiètent aussi Harriet Kuhnlein et Grace Egeland, toutes deux affiliées au Centre d’études sur la nutrition et l’environnement des peuples autochtones de McGill. Elles encouragent les communautés nordiques à moins compter sur les aliments « du sud » qu’il est possible de se procurer dans les magasins et davantage sur les aliments traditionnels provenant de la terre, initiatives fort appréciées des populations locales, selon Harriet Kuhnlein.

« Le travail sur l’alimentation traditionnelle trouve un écho particulièrement favorable dans ces communautés, et davantage auprès de ceux qui ont gardé des liens très étroits avec les systèmes d’alimentation traditionnels », souligne-t-elle.

Le steak de bœuf musqué ne figure pas parmi les produits que l’on peut se procurer à l’épicerie du coin. Si les produits alimentaires vendus en magasin sont plus pratiques que la chasse traditionnelle, Grace Egeland affirme « que les aliments vendus dans le commerce sont plus riches en acides gras trans et saturés et en glucides raffinés et qu’ils contiennent moins de protéines, sans parler de la portion congrue laissée aux fruits et aux légumes ». Toutefois, tous conviennent que les magasins sont là pour rester et qu’il importe dorénavant de vendre des aliments de meilleure qualité, d’améliorer les sources de revenus et l’éducation pour atténuer l’impact négatif des produits alimentaires transformés sur la santé humaine.

Un régime alimentaire composé essentiellement d’aliments achetés en magasin favorise les maladies cardiovasculaires et le diabète, particulièrement chez les jeunes, ainsi que les carences en fer et en vitamine D. Selon Harriet Kuhnlein et Grace Egeland, qui bénéficient toutes deux d’une subvention des IRSC, plusieurs des aliments qui entrent dans la cuisine nordique sont riches en nutriments et en vitamines essentielles. La Pr Kuhnlein affirme que la peau de baleine contient par exemple autant de vitamine C que les oranges, et la viande de baleine séchée est plus riche en fer que tout autre aliment. Avec les communautés inuites et gwich’in, Harriet Kuhnlein et sa consœur élaborent des plans pour faciliter l’accès aux aliments traditionnels et créer des programmes éducatifs, y compris des émissions radiophoniques, pour encourager les habitants de la région à « manger nordique ».

Les obstacles à la préparation d’un repas nutritif sont les mêmes pour les parents du nord que du sud. Face aux exigences conflictuelles de la vie professionnelle et de l’école, il est parfois impossible de résister à la tentation de préparer un « Dîner Kraft » et faire comme si c’était un repas du soir acceptable plutôt que d’aller chasser le caribou. Harriet Kuhnlein espère que l’esprit des communautés nordiques pourra apporter une solution. « De concert avec les communautés, nous travaillons à élaborer des solutions pour récompenser les chasseurs de leurs efforts et mettre à leur disposition des congélateurs communs où la viande pourra être entreposée. »

   Murray Humphries près du lac Reindeer, au Manitoba, dans la forêt septentrionale clairsemée où castors et autres animaux ont désormais élu domicile.
Murray Humphries près du lac Reindeer, au Manitoba, dans la forêt septentrionale clairsemée où castors et autres animaux ont désormais élu domicile.

Les chercheurs de McGill évoquent tous en termes poétiques la beauté du Grand Nord, ses grandes étendues sauvages et ses aurores boréales. Dans le cadre des recherches qu’elle mène dans le Grand Nord, Grace Egeland a acquis des compétences tout à fait inattendues, notamment lors d’une réunion avec des chefs communautaires sur l’île de Baffin.

« Tout a commencé par une conversation anodine sur nos familles, le temps, l’ouverture de la pêche, etc. Puis le maire est brusquement passé à la vitesse supérieure, et les décisions ont été prises rapidement et de manière décisive. J’admire beaucoup le style inuit – j’aimerais pouvoir en transférer une partie dans le sud. »

Pour sa part, Harriet Kuhnlein a développé des goûts plutôt exotiques à la suite de ses voyages dans le Grand Nord. « Le ragoût de caribou est un plat inoubliable », dit-elle avec gourmandise.

Murray Humphries près du lac Reindeer, au Manitoba, dans la forêt septentrionale clairsemée où castors et autres animaux ont désormais élu domicile.