Vilhjalmur Stefansson et les membres de l’Expédition canadienne dans l’Arctique devaient s’aventurer dans la mer de Beaufort gelée en mars 1914. Mais les difficultés étaient nombreuses, au premier rang desquelles le manque de vivres qui menaçait de conduire les hommes de l’équipage au bord de la mutinerie. Stefansson, qui plus est, souffrait d’hémorroïdes très invalidantes, un mal qu’il tentait par tous les moyens de dissimuler pour ne pas perdre le peu de confiance que lui témoignait encore son équipe. Pour couronner le tout, ses instruments de navigation étaient défectueux. C’est alors que J. J. O’Neill est arrivé à son secours, du moins en partie. Ce jeune homme de 27 ans, originaire de Port Colborne en Ontario, avait critiqué haut et fort les compétences de Stefansson. S’il avait joint l’expédition en tant que géologue, et non pas comme proctologue, il avait néanmoins apporté avec lui un chronomètre en état de marche.
Pour J. J. O’Neill, la mission en mer de Beaufort, qui consistait pour l’essentiel à dériver délibérément d’un banc de glace à un autre, était un pur suicide. Mais il ne voulait pas que l’expédition de Stefansson échoue uniquement parce que ce dernier n’avait pas les bons instruments en main. Aussi, a-t-il accepté de lui prêter son précieux chronomètre. Stefansson et une petite équipe (dont O’Neill ne faisait pas partie) allaient ainsi pouvoir passer 96 jours sur la banquise – un développement majeur dans l’exploration de l’océan Arctique – avant de joindre le reste de l’expédition à l’automne.
Non seulement ce geste a-t-il sauvé la mission de Stefansson, mais il a aussi marqué le début d’un engagement durable dans l’Arctique. John Johnston O’Neill a obtenu un baccalauréat en géologie et en génie minier à l’Université McGill et un doctorat en géologie structurelle et pétrographie de l’Université Yale. Après l’Expédition canadienne dans l’Arctique, il a travaillé pour la Commission géologique du Canada (sa mission incluait notamment l’exploration des dépôts de cuivre de l’Arctique) et fait un bref séjour en Inde. En 1921, il devient professeur adjoint de géologie à McGill, puis successivement professeur agrégé, directeur du Département de géologie, doyen de la Faculté des sciences, doyen de la Faculté des études supérieures et de la Faculté de génie et enfi n, vice-principal jusqu’à sa retraite en 1952.
L’Arctique a toujours occupé une place privilégiée dans son coeur. En 1924, il publie la première étude géologique de la côte continentale de l’Arctique canadien. Il contribue à la fondation de l’Institut arctique d’Amérique du Nord, un institut de recherche pluridisciplinaire basé à McGill, jusqu’à son transfert à l’Université de Calgary en 1976. Et oui bien sûr, l’expédition de 1914 a suscité un scandale durable et très public. Dans ses mémoires, Th e Friendly Arctic, Vilhjalmur Stefansson critique vertement plusieurs membres de l’Expédition. O’Neill lui répond dans les colonnes du New York Times, remettant en question l’état de navigabilité de l’un des navires de l’expédition (dont le naufrage certain faisait l’objet de nombreux paris entre les locaux amusés) et accusant le gouvernement d’avoir pratiqué une comptabilité fantaisiste pour dissimuler des dépenses inutilement élevées. Quoi qu’il en soit, lorsque les deux ennemis se sont revus à l’occasion d’une réunion de l’Institut arctique d’Amérique du Nord quelque trente ans après l’expédition, ils n’en ont pas moins convenu d’agir de concert en faveur de leur seul point commun : leur passion pour l’Arctique.
J. J. O’Neill est décédé en 1966. Si son nom n’est pas vraiment gravé dans les mémoires, une variété de roches honore toutefois son souvenir. En 1999, des chercheurs ont découvert une nouvelle variété de minéral sur le mont Saint-Hilaire, au Québec, qu’ils ont baptisé « Oneillite ».