Sur la grande muraille

Par Jake Brennan

Technologie. Archéologie. Poésie. Depuis plus de quarante ans, Robin Yates est le messager de l’histoire culturelle de la Chine ancienne en Occident. Un effort que l’Association francophone pour le savoir vient de récompenser par un prix majeur.

RobinYates

« Puissiez-vous vivre une époque intéressante », dit le célèbre proverbe chinois (ou la non moins fameuse malédiction, selon le cas). Et nul doute que les études d’archéologie chinoise que Robin Yates entame à Oxford au milieu des années 1960 furent intéressantes. « Mais personne n’étudie le chinois », se moquaient pourtant ses professeurs d’école secondaire, dans le but de l’orienter plutôt vers le latin et le grec. « Plus ils me disaient qu’il ne fallait pas que j’étudie le chinois et plus je voulais l’étudier », se souvient Robin Yates en riant.

Seulement, une fois à Oxford, il apprend qu’en Chine, la notion d’« intéressant » est en cours de redéfinition. En plus des bouleversements sociopolitiques qui ont marqué la Révolution culturelle de Mao Zedong (1966-1976), toutes les fouilles archéologiques venaient d’être abandonnées et un nombre incalculable d’objets issus de plusieurs millénaires de civilisation continue étaient voués à la destruction. Deux semaines après avoir commencé ses études, Robin Yates se tourne alors vers la poésie chinoise.

À l’instar des lettrés (érudits de la Chine prémoderne qui maîtrisaient l’art de la poésie, de la peinture et de la calligraphie, de même que les arcanes de l’administration et de la science), Robin Yates, qui a fait ses études à Oxford, Berkeley et Harvard, a toujours appréhendé l’histoire de la Chine avec éclectisme. Plutôt que de maîtriser un domaine ou une dynastie en particulier, ce professeur d’histoire et d’études est-asiatiques de McGill s’est en effet intéressé à la culture chinoise dans toute sa richesse et sa diversité, se passionnant pour les textes juridiques, l’histoire sociale et militaire, la philosophie ancienne, sans oublier bien sûr la poésie. Et c’est ainsi que cet historien de la culture s’est fait l’interprète de la tradition chinoise et son messager en Occident.

« Il y a des questions que je peux poser et des choses que je peux dire de mon point vue occidental que les Chinois ne peuvent se permettre de formuler », explique-t-il. Par exemple, les Occidentaux ne peuvent pas comprendre le point de vue des Chinois sur les droits humains s’ils ignorent que dans l’histoire et la philosophie chinoises, « la sécurité et la santé de la communauté dans son ensemble priment sur celle de l’individu. Nous, nous pensons automatiquement que l’individu a préséance sur tout. »

Autant de précisions dont les Occidentaux se délectent. Intervenant bien connu dans les documentaires produits par les chaînes National Geographic, Discovery et History ou encore par les télévisions publiques anglaise et américaine, Robin Yates n’a ménagé aucun effort pour faire connaître la culture chinoise au grand public. Ses contributions à ce chapitre sont capitales. Il est l’auteur de cinq ouvrages (dont deux en chinois) et trois actuellement sous presse dont Women in China from Earliest Times to the Present: A Bibliography of Studies in Western Languages, qui devrait paraître au printemps. Ajoutons à cela un nombre incalculable d’articles et de chapitres d’encyclopédies et de manuels, de critiques et de comptes rendus, de communications et de conférences ainsi qu’une bibliographie personnelle de 14 pages qui pourrait bien passer pour un ouvrage à elle seule. Un palmarès plus qu’honorable qui lui a d’ailleurs valu le Prix André-Laurendeau de l’Association francophone pour le savoir en octobre 2008 : une des nombreuses distinctions récompensant 16 ans d’une illustre  carrière en enseignement et en recherche à McGill.

« On se rend de plus en plus compte aujourd’hui de l’importance d’appréhender l’expérience humaine d’un point de vue non occidental », déclare Robin Yates, surtout avec la montée en puissance de l’économie chinoise qui, du point de vue des Chinois eux-mêmes, est un juste retour des choses et redonne à leur pays son rang parmi les grands de ce monde.

« Les Chinois sont très fiers de leur culture et de leur histoire. Pendant des siècles, la Chine a été l’Empire du milieu et un modèle pour le monde entier. Le monde venait à elle. » C’est après tout à la Chine que nous devons l’invention du papier, de la presse à imprimer, de la poudre à canon et des étriers, et bien d’autres choses encore, des siècles avant l’Occident.

Et pourtant, en partie à cause de la Révolution culturelle, véritable bulldozer de l’Histoire, les lacunes dans le domaine des études chinoises restent nombreuses et profondes. Des lacunes que Robin Yates et son collaborateur Anthony Barbieri-Low de l’Université de Californie à Santa Barbara, essaient de combler en traduisant et analysant des manuscrits datant du début de la dynastie Han, découverts dans la tombe d’un fonctionnaire local inhumé il y a quelque 2 200 ans. Les révélations de ces manuscrits publiés pour la première fois en 2001 (que les hommes et les femmes étaient considérés égaux devant la loi, qu’un esclave pouvait hériter des terres de son maître et même de son titre, par exemple) jettent rétrospectivement un nouvel éclairage sur l’édification des empires romain et britannique, entre autres. Cet été, les Prs Yates et Barbieri-Low sont invités à un séminaire pour étudier des documents chinois anciens qui viennent d’être découverts et en débattre avec des chercheurs chinois avant que ces derniers ne publient leurs interprétations, ce qui constitue une ouverture importante pour les échanges savants entre l’Orient et l’Occident. Les Chinois sont séduits par la base de données de textes juridiques anciens constituée par Yates et Barbieri-Low, par l’utilisation qu’ils font de l’imagerie numérique (qui permet une meilleure lecture des manuscrits) et par leur connaissance très pointue du chinois technique ancien. Un véritable honneur pour deux étrangers.

Ces trésors archéologiques n’ont été découverts qu’au début du XXe siècle, et plus particulièrement après la libération de la Chine en 1949; malgré les pertes immenses infligées par la Révolution culturelle, Robin Yates qualifie cette période d’âge d’or de l’archéologie chinoise. Avec autant de découvertes à faire, il ne fait aucun doute que cette époque « intéressante » relève plus de la bénédiction que de la malédiction.

Les recherches que mène actuellement Robin Yates sont financées par la Dotation nationale pour les sciences humaines des États-Unis. Le Pr Yates est titulaire de la Chaire d’histoire et d’études est-asiatiques James McGill.