Par Chris Atack
La mondialisation exerce de lourdes pressions sur les familles qui travaillent
À Tegucigalpa, au Honduras, Gabriella, âgée de 19 ans, travaille dans un atelier de misère au moins quinze heures par jour, sept jours sur sept, pour gagner l’équivalent de 26 dollars US par semaine. Son mari a récemment été volé et assassiné par des bandits et sa mère est morte du cancer. Elle est la seule adulte de la famille. Sa demi-soeur de dix ans s’occupe de son enfant en bas âge, dans une pièce exiguë, accessible uniquement par une échelle adossée au mur extérieur. Si sa demi-soeur retourne à l’école, l’enfant de Gabriella restera seul à la maison. Si elle ne retourne pas à l’école, elle aussi devra travailler à l’atelier.
« Et surtout, n’allez pas croire qu’aucun enfant en bas âge est laissé seul à la maison toute la journée », insiste Jody Heymann, directrice fondatrice de l’Institut de recherche sur les politiques sociales et de santé de McGill. Jody Heymann, qui enseigne la médecine et les politiques sociales, a interrogé Gabriella et plusieurs de ses voisines dans la même situation, dont de nombreuses doivent laisser leurs enfants seuls à la maison pendant qu’elles travaillent, souvent avec des conséquences désastreuses. « Plusieurs enfants sont morts brûlés ou ont fait des chutes mortelles. Ce sont ces gens qui m’ont amenée à ce secteur de recherche. Pour moi, ce qui prime, c’est l’histoire de Gabriella et comment l’infléchir. »
Pédiatre et titulaire d’un Ph. D. en politique publique, Jody Heymann est l’une des plus grandes spécialistes nord-américaines à s’intéresser aux difficultés auxquelles font face les familles qui travaillent. En juillet 2005, elle est arrivée à McGill de Harvard où, pendant sept ans, elle et son équipe ont conduit plusieurs milliers d’entretiens auprès de familles des États-Unis, du Mexique, du Honduras, du Botswana, du Vietnam et de Russie, analysé les données d’enquêtes menées dans des familles de huit pays différents, et étudié en détail les lois et codes du travail de 170 pays. Les résultats ont été publiés cette année dans le cadre d’un ouvrage intitulé Forgotten Families: Ending the Growing Crisis Confronting Children and Working Parents in the Global Economy (Oxford University Press).
« Si les conditions de vie sont plus pénibles dans les pays en développement, les problèmes fondamentaux sont universels », souligne la Dre Heymann. « Partout dans le monde, les parents qui travaillent doivent faire garder leur enfant pendant la journée, surtout lorsque celui-ci tombe malade. Lorsque je présente les résultats d’une recherche sans préciser de quel pays ils proviennent, les experts ont parfois bien du mal à déterminer si ces données concernent le Mexique, le Vietnam ou le Canada. »
Les pays développés n’ont pas nécessairement des politiques sociales plus élaborées. Par exemple, le Vietnam s’est engagé en faveur de l’éducation préscolaire et a légiféré sur les congés de maladie pour les parents d’enfants de moins de sept ans. De ce fait, moins de parents laissent leur enfant malade seul à la maison à Ho Chi Minh-Ville qu’à Baltimore.
Plusieurs des problèmes auxquels les familles pauvres qui travaillent sont confrontées tiennent au fait que des changements sociaux importants se sont produits sans que les politiques publiques n’aient été modifiées en conséquence pour faire face aux perturbations qu’ils engendraient. Le siècle dernier a été le théâtre de l’arrivée massive des hommes, puis des femmes, sur le marché du travail et d’une urbanisation croissante qui a éloigné de nombreuses personnes de leur famille élargie. Jusqu’à présent, précise Jody Heymann, les politiques sociales n’ont pas suivi le rythme de la transformation dans la manière dont les sociétés s’occupent de la famille.
« Ces changements ont multiplié les occasions d’échapper à la pauvreté et augmenté l’égalité entre les sexes, mais ils ont aussi transformé la manière dont nous prenons soin des enfants et des personnes âgées », précise la Pre Heymann. « Le fait que les politiques n’aient pas suivi ne doit pas être perçu comme un constat d’impuissance. Les solutions existent. Par exemple, le Québec s’est doté d’un programme pour la petite enfance qui est remarquablement efficace et qui permet de prendre en charge un grand nombre d’enfants. »
En documentant ce qu’il convient de faire et les politiques sociales qui fonctionnent vraiment, Jody Heymann espère que ses recherches sortiront de l’université pour aboutir entre les mains des décideurs. Déjà, les travaux qu’elle a menés aux États-Unis sur les familles pauvres qui travaillent ont permis de venir en aide à ceux qui en ont le plus besoin et ont pesé de tout leur poids sur les législateurs californiens. La Californie est en effet le premier État de ce pays à avoir légiféré sur le congé de maladie payé pour les parents.
Jody Heymann a côtoyé la pauvreté dans des lieux aussi différents que New York, la Tanzanie rurale et les camps de réfugiés d’Amérique centrale. « Visiter ces endroits et rencontrer les personnes qui y vivent est inoubliable et fait prendre conscience de la nécessité d’œuvrer pour le changement », précise-t-elle. « On s’aperçoit également que les programmes les plus efficaces sont toujours décidés et élaborés de manière concertée. On apprend autant que l’on donne. Et si on n’apprend pas, je ne pense pas que l’on puisse être utile. »
La Dre Heymann est titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la santé et les politiques sociales dans le monde.