Entrevue par James Martin
Dans une ancienne vie, Laurette Dubé était nutritionniste, avant d’avoir tour à tour décroché un MBA en finances, une maîtrise en marketing et un doctorat en psychologie de la consommation. En 1995, elle a joint les rangs de la Faculté de gestion Desautels à titre de psychologue de la consommation, axant ses recherches sur les aspects non rationnels rattachés à la prise de décisions et au comportement. En 2000, elle a décidé de tourner son intérêt vers les questions de santé internationale et lancé le Programme de recherche sur le cerveau et la société, un programme transdisciplinaire alors voué à la mise en oeuvre de principes et de systèmes neuroscientifiques de pointe en relation à la nutrition et l’obésité. En 2003, elle lance le groupe de réflexion Défi intégration santé de McGill, une tribune annuelle au croisement de l’économie et de la santé. Après cinq années couronnées de succès, marquées par la participation d’éminences comme l’économiste Paul Krugman et le psychologue Daniel Kahneman, tous deux Prix Nobel, Laurette Dubé, aidée de collaborateurs et de partenaires, décide de créer la Plate-forme internationale pour la convergence entre la santé et l’économie de McGill. Sous l’égide de la Faculté de gestion Desautels et de la Faculté de médecine, cette initiative a pour but de rassembler les plus grands penseurs et spécialistes mondiaux des sciences, des affaires, des politiques publiques et de la santé. « Notre objectif consiste à étudier les questions économiques en fonction de divers facteurs et, inversement, à rattacher les considérations économiques à l’étude de questions liées à la santé, à la prestation des soins de santé ainsi qu’à la santé publique », de dire la spécialiste, qui a livré ses réflexions à en tête après la première grande conférence de la Plate-forme internationale de McGill, en novembre 2009.
Quel est l’objectif de ces groupes de réflexion?
Former un réseau d’experts de divers horizons s’attachant à mettre au point une approche en lien avec les politiques à élaborer et les démarches à entreprendre relativement aux épineuses questions de santé. Les groupes de réflexion agissent comme moteur du cycle de recherche et contribuent à l’introduction de changements concrets. Nous sommes à créer une nouvelle science transdisciplinaire nourrie par l’action.
Les groupes de réflexion rassemblent un véritable aréopage d’experts, depuis des généticiens jusqu’à des microéconomistes. Quelle est la philosophie derrière cet éclectisme inclusif?
En 2005, lorsque Denis Thérien [vice-principal, recherche et relations internationales de McGill] a vu la liste des participants du premier groupe de réflexion, il m’a demandé : « Laurette, quel est le rapport entre ces personnes? » [rires] Ma réponse n’a pas varié depuis : Les questions sur la santé ne sont pas toutes des « questions de santé. » En fait, la plupart des enjeux liés à la santé découlent de la collision entre le conditionnement biologique historique et les conditions contemporaines économiques courantes. D’où la nécessité de rassembler spécialistes et décideurs de multiples disciplines. Je suis moi-même spécialisée en psychologie de la consommation et du marketing et j’ai besoin de travailler avec des scientifiques spécialistes de la gestion, des finances, de la politique et, bien sûr, de la santé et de la médecine. La convergence d’un véritable faisceau de disciplines est essentielle. Nous réfléchissons à la pièce manquante, puis essayons de trouver le meilleur spécialiste de la discipline en question et l’invitons (et je dois dire que, jusqu’à présent, la grande majorité a accepté) et réunissons ensuite les idées de tous afin de générer des concepts novateurs à instaurer. Nous voulons par exemple amener les meilleurs spécialistes de la finance à réfléchir à l’obésité infantile et aux inégalités en matière de santé.
À ce jour, quelles sont les avancées issues du Programme de recherche sur le cerveau et la société?
Nos recherches portent sur les choix individuels, notamment dans le domaine de l’alimentation, où le comportement est motivé par l’interaction constante entre le cerveau et les systèmes sociaux. Nous envisageons ces deux aspects comme partie intégrante de systèmes complexes, dynamiques et adaptifs devant être alignés. Outre les connaissances et l’instruction, de nombreux facteurs expliquent le comportement humain.
Autrement dit, vanter les bienfaits des fruits et des légumes ne suffit pas à promouvoir l’adoption d’une alimentation équilibrée.
En effet. L’on doit s’affranchir de l’idée simpliste voulant qu’il suffise de dire aux gens ce qu’ils doivent manger. C’est bien sûr beaucoup plus complexe. Nous étudions une approche différente de la méthode traditionnelle, qui consiste à compter les calories et à être raisonnable. Cela pourra éventuellement déboucher sur de nouvelles interventions indivi duelles. Nos équipes mènent des recherches sur le concept psychologique de l’attachement. Nous avons réalisé une étude auprès d’enfants âgés de 7 à 12 ans et leurs parents sur leur connaissance et leur consommation de fruits et légumes ainsi que de matières grasses et de sucre. Tant chez les enfants que chez les parents, nous avons découvert que plus le sentiment d’attachement était fort et sûr, plus les sujets étaient susceptibles de manger de légumes et moins enclins à consommer des matières grasses et du sucre. Michael Meaney [directeur adjoint du Centre de recherche de l’Institut de recherche en santé mentale Douglas et collaborateur de la Plate-forme internationale] a écrit de nombreux articles sur la programmation biologique en période de stress, un aspect que je juge essentiel. Mais l’interface entre biologie et soins parentaux exerce également une influence sur la volonté d’explorer l’environnement. Le goût du sucré et la répulsion envers le goût amer sont innés. Il est néanmoins probable que les gens plus sûrs d’eux émotionnellement soient davan tage enclins à découvrir des goûts pour lesquels ils ne sont pas nécessairement programmés. Il y a donc de nouvelles questions auxquelles nous devons répondre : pourquoi cet écart entre nos comportements et nos capacités biologiques?
Les spécialistes de la commercialisation exploitent-ils la biologie, connaissant notre faiblesse pour le sucre?
Oui, mais ce n’est qu’un aspect de l’équation. Car ces connaissances peuvent également servir à promouvoir une saine alimentation. Au cours des dix dernières années, plu sieurs techniques en neurosciences, comme l’IRM fonctionnel, ont permis de démon trer que l’acquisition de connaissances passe par le système dopaminergique striatal, rattaché à la programmation biologique en matière d’alimentation. Mais le mode d’apprentissage diffère des systèmes fonctionnels exécutifs perçus comme « rationnels ». Les neurosciences se sont récemment penchées sur les processus d’apprentissage fondés sur le renforcement, qui sont l’essence même des réflexes conditionnés aux signaux environnementaux. Mon fils a d’ailleurs présenté de manière éloquente ce champ de nos recherches à un ami : « Peux-tu conditionner ton cerveau pour qu’il t’incite à manger du brocoli plutôt que du chocolat? »
Le programme de recherche examine également la possibilité d’identifier les différences individuelles à l’égard des prédispositions aux signaux environnementaux. Au niveau du système dopaminergique cérébral, il existe des différences individuelles pouvant être étudiées non seulement par tomodensitométrie, mais aussi au moyen de tests neurocognitifs que l’on peut administrer à des échantillons beaucoup plus vastes de sujets. Nous faisons également appel à des échelles psychologiques comportementales liant différences individuelles et réponse du système dopaminergique à l’environnement. Nous étudions donc le choix et le comportement d’un individu à l’égard de la biologie, la psychologie et l’environnement. Par exemple, une équipe de recherche, formée de Catherine Paquet de l’Université de l’Australie du Sud, de Baerbel Knauper de McGill et de Mark Daniel, Yan Kestens et Lise Gauvin de l’Université de Montréal, a découvert que la présence d’établissements de restauration rapide avait une incidence importante sur le comportement de sujets du premier tiertile. Je pense qu’il est plus difficile de demander à quelqu’un de changer son comportement que de l’envoyer sur la lune.
Sur quoi la Plate-forme internationale compte-t-elle se pencher maintenant?
Nous sommes à créer un Centre de recherche sur le cerveau et la société spécialisé sur les questions de santé physique et mentale et du bien-être. Grâce à ce type d’initiative, nous allons voir qu’entre le gène et l’environnement, il y a la vie. Il y a des décisions prises par les individus et des choix pris par la société. Nous allons mettre la science au service de la modélisation de ces interactions. Le centre étudiera les zones de convergence, ou de divergence, entre l’économie et la santé.
C’est-à-dire?
Les questions qui portent sur les choix individuels telles que l’addiction, l’activité physique, le sommeil, le stress, le décrochage scolaire, l’agressivité. Nous voulons surtout examiner les questions telles que la sécurité alimentaire et l’accès aux soins de santé.
C’est étonnant de voir tout ce qui se produit dès lors que l’on prend conscience de ce qui est en jeu. Les quatre années que nous avons consacrées à l’étude de l’obésité et des maladies chroniques nous ont amenés à réfléchir à la production agricole. L’an dernier, nous avons organisé un atelier de convergence pour chercher à savoir comment intégrer les microfermiers, qui représentent 70 pour cent des pauvres de la planète, à la chaîne industrielle existante, pour plus de durabilité et de sécurité. Il n’est pas seulement question d’interface entre agriculture, santé et nutrition, mais aussi d’interface entre agriculture et production industrielle.
La vocation de la Plate-forme internationale de McGill est-elle de changer les politiques?
En partie. Mais nous nous intéressons aussi à l’autogestion et au soutien aux individus. Bien qu’importantes, les politiques ne suffisent pas. Gaétan Morency, l’un des vice-présidents principaux du Cirque du Soleil et membre du conseil consultatif stratégique de la Plate-forme internationale, pense que les entre prises doivent impérativement inscrire la santé sociale dans leurs activités. Il n’est pas question ici de philanthropie traditionnelle, mais bien de concepts nouveaux comme le capitalisme créatif proposé par Bill Gates [les forces du marché au service des besoins des populations pauvres], ou le capitalisme inclusif de C. K. Prahalad [répondre aux besoins des consommateurs mal desservis]. C’est exactement ce que la Plate-forme tente d’accomplir : reconnaître qu’il existe des problèmes majeurs étroitement liés à l’écart entre économie et santé et chercher à rehausser la convergence. Nous voulons être connus comme un lieu où coexistent des débats sérieux sur la santé et sur l’économie.
La Plate‑forme internationale pour la convergence entre la santé et lʼéconomie de lʼUniversité McGill bénéficie du soutien financier de lʼAgence de la santé et des services sociaux du Québec, de lʼAgence de la santé et des services sociaux de Montréal, de lʼAgence de santé publique du Canada, de la Fondation Lucie et André Chagnon, de Développement international Desjardins, de lʼInstitut canadien dʼinformation sur la santé et du Collège dʼétudes interdisciplinaires de lʼUniversité de la Colombie‑Britannique.