Retour vers le futur

par Hannah Hoag

Une équipe internationale de chercheurs fait remonter l’origine des réseaux d’aujourd’hui au XVIe siècle

 Paul Yachnin, responsable du projet de recherche «Making Publics», accompagné de la collaboratrice Bronwen Wilson, directrice des études supérieures en histoire de l’art, à un planchodrome de Montréal.
Paul Yachnin, responsable du projet de recherche «Making Publics», accompagné de la collaboratrice Bronwen Wilson, directrice des études supérieures en histoire de l’art, à un planchodrome de Montréal.

Qu’est-ce que les amateurs des pièces de William Shakespeare de la période élisabéthaine ont en commun avec les adeptes de la planche à roulettes d’aujourd’hui?

Bien des choses, si l’on en croît Paul Yachnin, spécialiste de la Renaissance et titulaire de la Chaire Tomlinson d’études shakespeariennes à McGill. La planche à roulettes, tout comme les loisirs à la carte, les clubs de tricot ou les sites de clavardage ont un rapport direct avec l’Europe de la Renaissance. Ces réseaux modernes, édifiés sur des goûts, des intérêts, des personnalités et des croyances en commun, puisent leurs racines dans les premières cités de l’Europe moderne.

« Les formes d’association de l’époque médiévale étaient déterminées par le rang, la vocation, le sexe, le revenu, le niveau d’instruction, etc. », indique Paul Yachnin. « Les structures classiques d’association prenaient la forme de guildes, d’universités et de congrégations religieuses, toutes fortement institutionnalisées. »

Mais, il y a environ 500 ans, plusieurs individus (souvent de parfaits étrangers) ont commencé à interagir sur la base d’affinités partagées. Les amateurs de théâtre économisaient leur argent pour assister à une représentation d’Othello et les philosophes de la nature décrivaient le fruit de leurs observations dans des lettres qu’ils adressaient à leurs pairs.

Mais la formation de ces groupes, ou « publics », pour reprendre le terme que Paul Yachnin a choisi pour désigner les associations libres de personnes partageant des intérêts communs, est encore mal comprise. Le chercheur a donc constitué une équipe multidisciplinaire et multinationale pour étudier les publics qui se sont intéressés à l’art, à la musique, à l’architecture et à la littérature à l’époque de la Renaissance et qui en ont assuré la promotion.

Skateboard

« Les acteurs shakespeariens et les amateurs de théâtre n’avaient pas pour ambition de changer le monde. Ils s’intéressaient passionnément à l’art dramatique sous l’angle du spectacle et de la mise en scène. Mais ils ont, en réalité, remodelé leur société », indique Paul Yachnin. « Comment s’y sont-ils pris ? Comment le marché de la culture a-t-il changé le monde de manière souvent fondamentale? Ce sont précisément les questions auxquelles nous cherchons à répondre. »

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Ce projet résulte d’un article provocateur que Paul Yachnin a publié au début des années 1990, qui remettait en question l’opinion que l’on se faisait des débuts de la société européenne moderne. Les universitaires lisaient Othello comme si cette pièce était représentative du contexte sociopolitique de l’époque. « Shakespeare ne représentait pas la société moderne précoce; il en faisait partie. Ses pièces ne sont que le miroir partiel de cette société », indique-t-il.

Très vite, Paul Yachnin a dû assumer ses déclarations. « On me disait “Mais puisque tu es si intelligent, quelle est alors la dimension sociopolitique du théâtre?” » Il ignorait la réponse et s’est aussi rendu compte qu’il ne pouvait pas y répondre seul.

Au cours des cinq prochaines années, Paul Yachnin et des dizaines d’universitaires du Canada, des États-Unis et d’Europe étudieront le développement des publics à l’époque de la Renaissance européenne. Financé par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, le projet intitulé « Making Publics : Media, Markets and Association in Early Modern Europe, 1500-1700 » sera réalisé au coût de 2,5 millions de dollars.

Les spécialistes qui forment cette équipe ont plusieurs cordes à leur arc; des études littéraires à l’histoire de la musique, en passant par l’histoire de l’art, la religion et les sciences.

L’objectif initial de l’équipe est de définir ces publics et de comprendre comment ils se sont formés, de même que la motivation des personnes qui les constituent.

Le projet permettra à l’équipe de décrire l’émergence du marché de la culture dans la sphère publique. « Shakespeare était une nouveauté, tant sur le plan formel que technique – on faisait toutes sortes de choses qui n’avaient jamais été faites auparavant », explique Paul Yachnin. Des entreprises ont construit des théâtres, commencé à exiger des droits d’admission et s’attendaient à en tirer profit, tandis que les amateurs de théâtre pouvaient influencer le programme en choisissant les spectacles qui se faisaient l’écho de leurs valeurs politiques et sociales.

La différence avec l’émergence de la planche à roulettes à la fin des années 1950, une mode issue de la culture californienne du surf, est très mince. « Quelqu’un a un jour pensé à installer des roues sur cette petite planche et l’idée a fait son chemin.

À un certain moment, ce groupe a commencé à avoir un “public”, indique Paul Yachnin. Aujourd’hui, il possède sa propre forme d’expression artistique et son propre langage.»