Rétablir les ponts

La microtechnologie au service de nerfs mal en point

par Mark Reynolds

La doctorante Anna Lisa Lucido, le directeur de l’Institut neurologique de Montréal David Colman et la professeure de neurosciences Alyson Fournier font appel à la nanotechnologie (la science de l’infiniment petit) pour réparer des nerfs sectionnés.
La doctorante Anna Lisa Lucido, le directeur de l’Institut neurologique de Montréal David Colman et la professeure de neurosciences Alyson Fournier font appel à la nanotechnologie (la science de l’infiniment petit) pour réparer des nerfs sectionnés.

Anna Lisa Lucido, étudiante au doctorat à l’Institut neurologique de Montréal (INM) affilié à McGill, est de toute évidence fort enthousiaste. Nous sommes en fin d’après-midi, dans le bureau de son superviseur, David Colman, directeur de l’INM, et elle lui présente des résultats expérimentaux qui sont, selon ses propres termes, « à peine sortis du microscope ».

Sur l’écran de son ordinateur portatif apparaissent des images numériques qui ressemblent à des photos du film Danger planétaire (The Blob) : une masse organique, informe, aux contours irréguliers, munie de vrilles et de protubérances bourgeonnantes, donnant l’impression qu’elle ne fera qu’une bouchée de la sphère visiblement synthétique qui domine le côté droit de l’image.

« Pas mal, n’est-ce pas ? », dit-elle en souriant.

Pas mal en effet, car cela pourrait bien représenter la naissance d’une façon entièrement nouvelle d’exercer la médecine. La sphère en question est une bille de verre de quelques micromètres de diamètre recouverte d’un composant organique du nom de polylysine ; la tache organique est un neurone. Anna Lisa Lucido et David Colman, titulaire d’une chaire de recherche du Canada, pensent que cette image est en fait une cellule qui essaie de former une synapse – une communication active – avec la bille.

Si cette synapse parvient à communiquer avec un composant électronique, l’on pourrait alors bâtir un pont entre des nerfs sectionnés et des muscles jusqu’à un mètre de distance, soit des années-lumière en termes neuronaux. Les possibilités qu’offre ce modèle sont formidables, et l’on peut très bien imaginer des glandes dont le fonctionnement est altéré reliées à des régulateurs artificiels, la réparation de la moelle épinière et la réadaptation de victimes d’accidents vasculaires cérébraux.


Non, ce n’est pas de la science-fiction

 Image obtenue par microscopie électronique à balayage d’une bille de latex isolée (ci-dessus), sur la surface de laquelle les neurones ont formé des cônes de croissance (ou neurites). Certains neurites formeront ensuite des contacts présynaptiques avec les billes.
Image obtenue par microscopie électronique à balayage d’une bille de latex isolée (ci-dessus), sur la surface de laquelle les neurones ont formé des cônes de croissance (ou neurites). Certains neurites formeront ensuite des contacts présynaptiques avec les billes.

Les diapositives d’Anna Lisa Lucido sont le fruit d’une collaboration entre des scientifiques et des chercheurs de l’INM et de l’Institut des matériaux avancés de McGill (IMAM) qui met la science de l’infiniment petit au service de problèmes médicaux très anciens.

La nanoscience, qui évolue à une échelle nanométrique (un nanomètre est le milliardième d’un mètre), demeure entourée d’une aura de science-fiction. Mais pour M. Colman, créateur du Programme de neuroingénierie à l’Institut neurologique de Montréal (INM) et qui vient d’obtenir une subvention des Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC), il ne fait aucun doute que celle-ci deviendra bientôt réalité.

« Je suis convaincu qu’il s’agit de la discipline de l’avenir », précise-t-il, tout en reconnaissant que plusieurs des progrès effectués en nanoscience dont on parle abondamment dans les médias sont plutôt fantaisistes.

« La plupart des nanotechnologies accessibles au public ne sont malheureusement que des gadgets comme les nanoguitares et les nanorobots qui permettent de débarrasser votre pelouse de parasites – tout cela est ridicule. »

Selon David Colman, les avantages réels des nanotechnologies se verront à l’échelle moléculaire, où la différence entre le vivant et le non vivant est moins une division précise qu’un spectre. Une molécule d’hydrocarbure est une molécule d’hydrocarbure, qu’elle fasse partie de la cellule vivante ou d’un nanogadget de plastique. La collaboration dont David Colman est l’instigateur a pour ambition d’amener les hydrocarbures du système vivant à interagir avec ceux d’un dispositif synthétique.


Combler l’écart

Image en fluorescence d’une culture neurone-bille (à droite): le spectre rouge correspond à une protéine marquée au point de contact avec des billes de latex, signe de la formation de contacts présynaptiques.
Image en fluorescence d’une culture neurone-bille (à droite): le spectre rouge correspond à une protéine marquée au point de contact avec des billes de latex, signe de la formation de contacts présynaptiques.

Mais pour commencer, il faut rapprocher ces deux systèmes. Dans un organisme vivant, la tache repérée par Anna Lisa Lucido dans sa boîte de pétri n’aurait pas établi de connexions vers la bille. Comme l’explique la Pre Alyson Fournier, le système nerveux central émet des substances chimiques qui empêchent les neurones de croître indéfiniment. Dans un système vivant, rien n’est plus normal en effet : il est impossible que des nerfs puissent croître dans n’importe quelle direction. Mais cela signifie aussi qu’en cas de lésion, il n’y a pas de récupération possible. Enfin, jusqu’à maintenant.

Selon Alyson Fournier, titulaire d’une chaire de recherche du Canada et professeure adjointe de neurologie et de neurochirurgie à l’INM, vaincre le système inhibiteur du corps est la clé de la régénération nerveuse, soit en rétablissant des connexions sur de courtes distances, soit en les fixant à une matrice artificielle comme l’envisage David Colman. Avec le professeur de chimie Christopher Barrett, Alyson Fournier cherche à créer un pont (substrat) pour stimuler la croissance de l’axone nerveux et pour en déterminer l’orientation.

« De cette manière, on peut imaginer guider une fibre nerveuse lésée sur une courte distance vers un dispositif artificiel, puis rétablir sa connexion originale au moyen de fibres artificielles. Pour ce faire, nous avons besoin de promouvoir artificiellement la croissance de la fibre nerveuse d’une manière qui soit à la fois ciblée et dynamique à la suite d’une lésion », mentionne-t-elle.

C’est précisément dans ce « ciblage » que résident les possibilités de succès. Pour réussir, la croissance du nerf doit être dirigée vers un site bien précis (à quelques microns de distance) afin de former une synapse. Le substrat qu’Alyson Fournier s’attache à concevoir avec Chris Barrett sera photosensible : il suffira de l’éclairer pour modifier ses propriétés. De cette manière, la croissance de la cellule pourra être téléguidée de manière très précise.

Plus de collaboration, moins de pauses-café

Pour préparer le terrain de la régénération nerveuse ciblée, David Colman devait d’abord intégrer les disciplines de la médecine, du génie, de la chimie, de la physique et de l’informatique. Les premières tentatives à cet effet ont pâti d’un cruel manque de communication.

« Les biologistes indiquaient ce qu’ils allaient faire et les spécialistes des sciences physiques énuméraient les outils à leur disposition. Ensuite, il y avait une pause-café d’une heure », ironise David Colman.

Bien qu’il n’ait rien contre les pauses-café, David Colman souhaitait nouer une collaboration fructueuse. Le projet a finalement pris son essor lorsque M. Colman, qui se décrit lui-même comme un biologiste travaillant sur des problèmes neurologiques, a incité ses partenaires non pas à présenter leurs recherches, mais à discuter de leurs objectifs, lesquels étaient davantage susceptibles de retenir l’intérêt de leurs confrères.

C’est alors qu’est intervenu Bruce Lennox, membre de l’IMAM et directeur du Département de chimie, dont le laboratoire s’intéresse à la chimie de la matrice bille polylysine.

« La chimie assure une puissante interface avec les sciences biologiques », précise-t-il. « Nous disposons souvent de molécules que nous souhaitons appliquer à d’autres domaines; autrement dit, nous avons des solutions et sommes à la recherche de problèmes. »

Bruce Lennox a tressé différentes collaborations avec des spécialistes de la biologie au cours des 15 dernières années au sein de McGill. Le projet mené de concert par les deux instituts l’enthousiasme particulièrement, essentiellement en raison de la méthode proposée par David Colman qui vise à ce que chaque participant retire quelque chose de l’échange.

« Je pense que la recherche interdisciplinaire est très fructueuse lorsque quelqu’un comme moi, un chimiste, peut trouver des problèmes chimiques importants dans les recherches de quelqu’un d’autre. Nous ne faisons pas que reproduire ce qui a déjà été fait et c’est pourquoi tout le monde en ressort gagnant. »


Au-delà de l’imaginable

 Peter Grütter, spécialiste de l’utilisation de la microscopie à force atomique, s’intéresse de près à l’aptitude du système nerveux à établir des priorités dans les informations qu’il reçoit, en fonction de leur importance.
Peter Grütter, spécialiste de l’utilisation de la microscopie à force atomique, s’intéresse de près à l’aptitude du système nerveux à établir des priorités dans les informations qu’il reçoit, en fonction de leur importance.

Ce « tout le monde » inclut Peter Grütter, membre de l’IMAM, physicien et directeur scientifique de la Plateforme en nanoinnovation du Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada (CRSNG), qui coordonne les recherches canadiennes sur les nanotechnologies. Peter Grütter est un spécialiste de la microscopie à force atomique (MFA), une technique d’imagerie, de mesure et de manipulation qui exploite les forces inhérentes à tous les matériaux. La MFA permet « l’observation » et le déplacement d’objets à l’échelle moléculaire, voire le décèlement des changements qui surviennent dans les neurones lorsque ceux-ci traitent des signaux.

Bien que Peter Grütter se félicite de jouer un rôle dans la résolution d’énigmes médicales auxquelles les médecins de l’INM sont confrontés, il perçoit cette collaboration unique comme l’occasion d’étudier le potentiel de nouvelles techniques calculatoires élaborées selon le modèle du système nerveux humain, sans parler de l’accès à l’aide consentie par les IRSC pour compléter les subventions que lui verse actuellement le CRSNG. Les années qu’il a passées chez IBM avant d’intégrer McGill expliquent peut-être pourquoi M. Grütter parle de Dame Nature comme d’une ingénieure rivale possédant une formidable application dont il aimerait caractériser les fonctions.

Le Pr Grütter est spécialement intrigué par la faculté du système nerveux à cesser de signaler des informations lorsque celles-ci ne sont pas importantes, capacité qui existe à un niveau « inférieur », soit dans les synapses individuelles, et non dans le cerveau. Selon le chercheur, cela permet à l’« unité centrale » (le cerveau) de ne pas être distraite par une nuée de moustiques par exemple, lorsqu’il faut se concentrer sur l’attaque d’un lion.

« Si l’on peut comprendre comment cela fonctionne, on devrait pouvoir concevoir à l’inverse une architecture similaire avec des matériaux différents », précise-t-il. « Les neurones sont la preuve de principes indiquant que l’on peut édifier des processeurs extrêmement puissants – comme notre cerveau – sur une architecture entièrement différente de l’ordinateur. »

Les nouveaux ordinateurs n’étaient pas précisément ce que David Colman prévoyait pour la collaboration entre les deux instituts de l’Université McGill, mais il n’y voit aucun inconvénient. « De nombreuses personnes très imaginatives proposeront des projets que nous ne pouvons même pas envisager aujourd’hui. Leurs applications pourront dépasser tout ce que nous aurions pu imaginer. »


Le Programme de neuroingénierie est financé par l’Initiative de recherche en médecine régénérative et en nanomédecine des Instituts de recherche en santé du Canada.