L’historienne d’art Charmaine Nelson dévoile l’histoire cachée de la sculpture néoclassique à l’égard des questions de race et de genre.
Par Christopher DeWolf
De marbre blanc, debout, mains enchaînées, pivotant mélancoliquement la tête en présentant toute sa nudité, L’esclave grecque (vers 1843), du sculpteur américain Hiram Powers, est le portrait d’une jeune femme faite prisonnière par les Turcs. C’est aussi un vibrant plaidoyer contre l’esclavage, à une époque où l’abolitionnisme commençait à se frayer un chemin dans l’opinion publique.
Mais comment cette statue d’une Européenne blanche en est-elle venue précisément à symboliser la traite des esclaves dans le monde, alors que ses principales victimes étaient en réalité des Africains noirs ? La réponse se trouve au croisement entre la race, la politique et la sculpture néoclassique du XIXe siècle, autant de concepts que Charmaine Nelson, professeure agrégée d’histoire de l’art, analyse dans son dernier ouvrage intitulé La couleur de la pierre : le sujet féminin de race noire dans la sculpture néoclassique américaine du dix-neuvième siècle (publié aux Presses de l’Université du Minnesota). Charmaine Nelson a retenu trois œuvres majeures réalisées en Italie par des sculpteurs américains – Cléopâtre de William Wetmore (1862), La mort de Cléopâtre de Mary Edmonia Lewis (1875) et L’esclave grecque de Powers – pour étudier le traitement du concept de la race par un mouvement artistique qui a rejeté catégoriquement l’utilisation du pigment.
L’esclave grecque est la première sculpture grandeur nature d’une figure humaine dénudée exposée au public américain, un événement qui fit scandale dans l’Amérique prude du milieu du XIXe siècle et la une des manchettes de l’époque. « Mais pour permettre cette nudité, le sculpteur entoure son œuvre d’une narration très élaborée », fait remarquer Charmaine Nelson. « Les vêtements de l’esclave sont enroulés autour du piédestal et l’on remarque également la présence d’une chaîne et d’une croix. La croix est symbole de pureté et la chaîne et son verrou, de virginité, ce qui sous-entend qu’elle sera un jour une bonne épouse. Elle est dénudée contre sa volonté.
« Powers représente l’esclave sous les traits de cette femme capturée par les Turcs et inverse ce faisant la relation coloniale. Les Blancs sont les bons et les gens de couleur, les méchants. »
Charmaine Nelson envisage le mouvement néoclassique sous un angle interdisciplinaire très large et reprend à son compte les arguments de la théorie féministe noire pour repenser l’histoire de l’art. Elle expose certaines réalités historiques gravées dans la pierre de L’esclave grecque, comme le fait que cette sculpture représente une esclave blanche, « triste relique de la race des dieux », selon un poème de 1847 qui lui est dédié, pour défendre la cause de l’abolition.
« Il est impossible de parler d’un objet d’art sans s’interroger sur son créateur », précise-t-elle. «Nous devons commencer à considérer l’art comme une partie du discours colonial. Les artistes font partie intégrante de leur société. Ils n’évoluent pas en vase clos : ils contribuent à la production de ces discours. Ils sont aussi coupables d’avoir perpétué le colonialisme et le racisme à leur époque.
« L’histoire de l’art est vraiment problématique dans la mesure où c’est l’une des disciplines des sciences humaines qui a le plus de difficulté à adhérer au postcolonialisme. Il y en a encore qui disent “D’accord, faisons marche arrière, revenons à l’ABC des études sur le racisme. Mais pourquoi faut-il en parler en histoire de l’art?” J’ai l’impression qu’il faut toujours que j’explique pourquoi je souhaite parler de questions raciales. Cependant pour moi, il est évident que ce concept doit faire partie du débat. »
Dans le cadre des recherches qu’elle mène actuellement, la Pre Nelson se détourne de la sculpture, mais ses motivations restent inchangées. Elle vient de terminer une année de recherche au sein du Musée maritime national de Grande-Bretagne, où elle s’est penchée sur les paysages marins réalisés par des artistes militaires, dont plusieurs sont Canadiens.
« Les paysages marins ont déjà été étudiés, mais d’une manière très formelle et esthétique : ligne et couleur, ciel de tempête, etc. », précise-t-elle. « Il existe toutefois des tableaux du port de Montréal et d’Halifax qui représentent des navires transportant du rhum, de la canne à sucre, des ananas – voire des esclaves – en provenance des Caraïbes. Je souhaite étudier ce que cela représente en termes de commerce et de colonisation, et déterminer qui étaient ces artistes et pour quelle raison ils ont choisi de peindre ces scènes. Aucune de ces œuvres, aussi magnifique soit-elle, n’est innocente. »
Les recherches de la professeure Nelson sont subventionnées par le Fonds québécois de la recherche sur la nature et les technologies et le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.