Portes ouvertes

Les citoyens ordinaires ont-ils vraiment leur mot à dire dans les décisions politiques concernant leur mode de vie et leur environnement? Grâce à deux nouvelles subventions interdisciplinaires du CRSH, des professeurs de McGill examinent la participation citoyenne : ses origines, ce qu’elle est devenue et comment lui redonner vie.

By Mark Witten

La rencontre avait tout d’une activité de consultation urbaine mise en scène par un groupe communautaire local : quelques dizaines de personnes réunies par une matinée de fi n de semaine dans un édifi ce reconverti pour discuter de l’aménagement des terrains dans leur quartier; un tableau blanc avec cartes des rues, des immeubles et des projets immobiliers proposés; du jus d’orange et des beignets sur une table à l’arrière.

La réunion avait toutefois un côté inhabituel, puisqu’elle était organisée et animée par un groupe d’universitaires plutôt que par un organisme communautaire.

MM. Hoi Kong et Nik Luka, professeurs agrégés, l’un à la Faculté de droit et l’autre à l’École d’architecture et à l’École d’urbanisme, mènent une expérience dans le monde réel pour mettre à l’épreuve la théorie de la démocratie délibérative.

Leur laboratoire est situé sur le site Bellechasse dans un quartier de l’arrondissement Rosemont – La Petite-Patrie de

Montréal, un secteur diversifi é sur le plan socioéconomique qui a fait l’objet d’une étude gouvernementale de réaménagement en 2008. Le plan proposé pour le site comprend le développement d’un secteur à vocation mixte et un nouveau centre d’entretien des autobus pour la Société de transport de Montréal.

« C’est un vaste paysage postindustriel en transition, où deux tiers des terrains sont de propriété publique et où les coûts du logement et l’embourgeoisement soulèvent des inquiétudes, affi rme M. Luka. Le projet est vraiment passionnant,

car il off re l’occasion de procéder au réaménagment d’un quartier en faisant appel aux citoyens et aux spécialistes. »

Financé par une subvention de développement Savoir du Conseil de recherches en sciences humaines, le projet se donne pour mission d’abolir les obstacles traditionnels qui entravent la participation à la consultation communautaire, qu’ils soient physiques (accessibilité, choix du moment) ou psychologiques (apathie ou sentiment d’impuissance provenant de la diffi culté de se tenir au fait d’un sujet complexe).

Un site Web bilingue, imaginonsbellechasse.com – conçu par des étudiants de McGill en collaboration avec le Comité logement de la Petite-Patrie, une organisation locale de promotion du logement abordable – , off re un aperçu de la terminologie de l’urbanisme et du jargon juridique municipal pour le moins intimidants. On y propose également des

moyens de prendre part au projet : des activités participatives communautaires comme des marches exploratoires et des ateliers de design, ainsi que des outils numériques comme un forum de discussion protégé par un mot de passe.

À la prochaine phase du projet, des étudiants et chercheurs armés de leur iPad tiendront des séances de consultation dans le quartier dans le but d’encourager les participants à faire connaître leurs opinions par scrutin virtuel, et à contribuer à un forum de design interactif. Ce forum présentera des modèles virtuels de divers scénarios d’aménagement

proposés par le projet de recherche, que les membres de la collectivité sont invités à commenter et à critiquer.

« Les gens se croient privés de pouvoir et se sentent désintéressés. Ils se pensent exclus des processus de réglementation qui déterminent les modes d’utilisation et de développement du territoire, affi rme M. Kong. Même s’ils sont  habituellement invités à participer, ils ont des inquiétudes quant à la qualité de la participation et aux personnes présentes. »

Principal investigateur du projet, M. Kong s’occupe de l’aspect juridique de la recherche avec son collègue de la Faculté de droit, le professeur Daniel Weinstock. Ils étudieront les retombées du projet au chapitre de la gouvernance municipale, des processus décisionnels institutionnels et, dans le cas des tribunaux, des doctrines judiciaires.

« Tous les gouvernements ont recours à des outils en ligne pour combler les défi cits démocratiques, et ce projet a pour but de permettre aux administrations locales d’y parvenir dans un contexte d’aménagement du territoire », explique

M. Kong.

De concert avec Martin Blanchard, organisateur communautaire du Comité logement de la Petite-Patrie, M. Weinstock aborde la recherche d’un point de vue théorique, examinant la question pour déterminer si ce genre de participation citoyenne facilite ou entrave la capacité des groupes communautaires de protester et de faire entendre leur opinion. Entre-temps, MM. Kong  et Luka, ainsi que leurs étudiants, souhaitent off rir aux représentants locaux et aux urbanistes municipaux un ensemble d’options visant à intégrer aux processus de planifi cation et de design des techniques  numériques et communautaires.

« Nous devons encourager les villes à aménager des quartiers à l’image de leurs résidents, soutient M. Kong. Le projet propose une démarche de planifi cation qui refl ète leur expérience et leurs aspirations, et qui se traduira selon nous

par une amélioration du quartier. »

Àl’échelle canadienne, Mme Renée Sieber, professeure agrégée à l’École d’environnement et au Département de géographie, étudie comment les  nouvelles technologies de cartographie numériques refaçonnent les interactions entre citoyens et gouvernements. À la tête d’une équipe pancanadienne de chercheurs, Mme Sieber examine une technologie très médiatisée, Geospatial Web 2.0 ou Geoweb.

Le concept touche la nouvelle forme de cartographie née de la mise à contribution des eff orts de deux géants de la technologie comme Google et Apple et de ceux des gouvernements et des citoyens.

« Les gens fournissent des données : ils diff usent des micromessages sur les conditions routières ou leur application mobile fournit les coordonnées du café le plus proche, et d’autres personnes y vont également de leurs critiques, explique Mme Sieber. Les gouvernements contribuent pour leur part au fl ux de données, en en rehaussant l’accessibilité, par exemple, l’information en temps réel sur les transports. »

Le projet Geothink examinera tant les promesses que les dangers de cette technologie. Il recevra une subvention de partenariat du CRSH de 2,5 millions de dollars et plus de 3 millions de dollars en contributions supplémentaires de

ses 30 partenaires, sur une période de six ans.

Les cartes ont beaucoup de pouvoir, fait remarquer Mme Sieber, citant les propos du défunt géographe Bernard Nietschmann, « Plus de territoires indigènes ont été revendiqués avec une carte en main qu’avec une arme au poing ».

Geothink est le fruit de nombreuses années de recherche et de collaboration avec des groupes de citoyens, dont chaque participant avait en tête le pouvoir de la cartographie.

« La démocratie est fragile et ne se résume pas à exercer un droit de vote, ajoute-t-elle. Nous voulons un public politiquement engagé, et ce public doit participer directement avec le gouvernement. »

Mme Sieber a travaillé avec des autochtones d’une communauté crie sur la côte Est de la baie James, au Québec, pour élaborer une application cartographique adaptée à leur culture. L’application portait sur les conditions hydrographiques des plans d’eau et des rivières d’une zone protégée qu’une interface cartographique traditionnelle n’aurait pu saisir. Elle comprenait des termes cris, des noms de lieux, des histoires et le savoir local sur les conditions hydrographiques des plans d’eau. Les Cris voient une grande rivière, siipii en langue crie, comme une série de segments, aanatoyach, dont chacun correspond à une section du cours d’eau entre les rapides adjacents. Chasseurs cris, anciens et spécialistes en langue comptaient parmi ceux qui ont contribué à établir les caractéristiques hydrographiques de l’application.

LE POUVOIR DES CARTES 

Mme Sieber a travaillé avec des autochtones d’une communauté crie sur la côte Est de la baie James, au Québec, pour élaborer une application cartographique adaptée à leur culture.  L’application portait sur les conditions hydrographiques des plans d’eau et des rivières d’une zone protégée qu’une interface
cartographique traditionnelle n’aurait pu saisir. Elle comprenait des termes cris, des noms de lieux, des histoires et le savoir local sur les conditions hydrographiques des plans d’eau. Les Cris voient une grande rivière, siipii en langue crie, comme une série
de segments, aanatoyach, dont chacun correspond à une section du cours d’eau entre les rapides adjacents. Chasseurs cris, anciens et spécialistes en langue comptaient parmi ceux qui ont contribué à établir les caractéristiques hydrographiques de l’application.

 

 

Des technologies de cartographie et de conception numériques accessibles et visuellement attrayantes sont l’un des moyens d’encourager cette participation. À titre d’exemple, Mme Sieber et ses étudiants ont élaboré des outils de cartographie interactifs pour une agence locale responsable de la surveillance du bassin hydrographique de la rivière Noire, au Québec. Les chercheurs ont recueilli des contenus produits par les utilisateurs et créé des cartes dans le but de protéger les maisons des citoyens du débordement de la rivière, et de mettre en oeuvre un plan de réduction du phosphore pour préserver la qualité de l’eau.

D’autres applications, aussi diverses que nombreuses – qui reconnaissent le pouvoir des cartes et de la cartographie – servent à plusieurs fi ns : surveillance de la faune, identifi cation des espèces envahissantes, réseaux locaux de production d’aliments, santé humaine, historique des feux de forêt, gestion des estuaires, conception et planifi cation urbaines, surveillance du bassin hydrographique et lutte contre l’érosion, et modifi cation du climat de la planète.

« Le Canada est depuis longtemps un chef de fi le de la production cartographique. Si on lui doit la mise au point du premier système d’information géographique dans les années 1960, son leadership s’est néanmoins érodé, affi rme Mme Sieber. Ce projet redonnera au Canada sa place de chef de fi le des pratiques géographiques ouvertes, mais également des pratiques gouvernementales ouvertes. »

Le projet Geothink s’intéresse également aux dangers potentiels de la technologie Geoweb, car des gouvernements pourraient en faire un outil de répression plutôt qu’un moyen d’expression. Le gouvernement des Philippines, par exemple, s’est servi de données géographiques pour surveiller les allées et venues de dissidents politiques. Plus près de nous, l’action en justice intentée en 2012 par Postes Canada illustre bien les enjeux que représente la démocratisation des données géographiques. La société avait tenté d’empêcher Geolytica, une entreprise unipersonnelle d’Ottawa, de diff user les données sur les codes postaux, en faisant valoir qu’elle était titulaire de droits d’auteur en la matière.

Par ailleurs, les exemples de réussites abondent. La ville de Regina s’est ainsi servie d’une plateforme de données ouvertes pour réduire le coût de la réponse aux demandes des citoyens sur la liberté d’information. En eff et, les cinq plus importants utilisateurs de données géographiques ouvertes du Canada – les villes de Regina, Toronto, Ottawa, Vancouver et Edmonton – sont tous partenaires du projet Geothink. Ces villes sont des centres de stockage de renseignements géographiques fournis par des citoyens (VGI) et les chercheurs les examinent en tant que modèles novateurs sur la meilleure façon d’utiliser la cartographie participative VGI dans les prises de décisions gouvernementales.

« Nous insistons sur les villes parce que la plupart des données géographiques sont locales, précise Mme Sieber. Les citoyens éprouvent un plus grand attachement à leur administration locale, et les villes sont des lieux propices à l’énergie créatrice et à l’innovation. »

C es initiatives visent à exploiter le potentiel des technologies numériques émergentes pour aider les citoyens à  participer à un dialogue porteur, à l’interaction et aux prises de décisions avec les gouvernements.

Dans ces interactions entre citoyens et gouvernements, où est la place d’une université? C’est là qu’entrent en scène la théorie – et l’application – de l’innovation sociale.

Terme relativement nouveau pour décrire un concept mis au point il y a longtemps, l’innovation sociale vise à changer profondément les habitudes, les ressources, les croyances et les chaînes d’autorité de tout système social, afi n de résoudre des problèmes sociaux complexes. Les subtilités d’une telle initiative font appel aux compétences d’établissements d’enseignement universitaire en matière de créativité et de recherche.

Ainsi, Geoweb dépend de la collaboration du gouvernement et des citoyens quant à l’échange de données de repérage. Toutefois, l’avis des autorités et de la collectivité tend à diverger, notamment lorsqu’il s’agit du respect de la vie

privée, d’obstacles juridiques quant au partage de l’information, d’exactitude, voire d’authenticité de données issues de l’externalisation ouverte. À cela, Renée Sieber répond que les travaux savants peuvent rehausser l’expertise et la

compréhension.

« Il y a des gens au gouvernement qui valorisent le service public et veulent faire du bon travail. Ils sont parfois déçus quand la participation publique fait défaut, fait remarquer Mme Sieber. De la même façon, de nombreux intervenants

du secteur de l’urbanisme qui défendent la justice sociale ont besoin de l’appui des citoyens pour accomplir leur oeuvre.»

La recherche universitaire, soutient Mme Sieber, peut être une source de savoir et de connaissances. Dans la même optique, M. Luka voit le projet Imaginons Bellechasse comme l’occasion pour l’Université McGill, en tant  u’établissement au coeur de la collectivité, de faire preuve de leadership dans la réduction des défi cits démocratiques et de donner aux citoyens ordinaires l’occasion de s’exprimer sur les questions d’aff aires municipales.

« Grâce à ce projet, McGill est un joueur direct au chapitre du développement des villes et du renforcement des capacités communautaires », dit-il.

« Nous visons à faire de ce projet un modèle de collaboration communautéuniversité- gouvernement dans le domaine de l’aménagement du territoire et de la recherche en la matière, ajoute M. Kong. C’est un moyen passionnant de mettre à profi t les bourses d’études et la recherche. Nous ne restons pas calés dans nos fauteuils à réfl échir à la façon de faire les choses. Nous essayons de mettre nos idées à l’épreuve en vérifi ant leur impact dans le monde réel. » ■

 


 

 YOUSAYCITY

En tant qu’étudiant de premier cycle au Département de géographie travaillant sous la supervision de Mme Renée Sieber, Pierre Beaudreau a étudié le phénomène de la participation publique aux processus de planifi cation du gouvernement.

YouSayCity screenshot
Capture d’écran de YOUSAYCITY

Ses recherches l’ont convaincu de la nécessité d’élaborer de meilleurs outils de communication – tant numériques que visuels – pour aider les urbanistes à renseigner le public sur les projets en voie d’élaboration.

La puissance de traitement et les logiciels améliorés permettent désormais aux concepteurs d’élaborer des propositions de projets de rendu visuel, mais la plupart de ces outils, par exemple AutoCAD ou Sketchup, sont techniquement diffi ciles à utiliser ou chers.

M. Beaudreau a décidé de tirer plutôt parti de la disponibilité de Google Earth comme plugiciel gratuit et de l’utiliser comme base pour développer une application que le grand public pourrait facilement comprendre et utiliser.

La plateforme qui en découle, YouSayCity, s’inspire en grande partie de l’interface de cartographie très répandue et relativement implicite de Google. En entrant une adresse, une ville ou un lieu d’intérêt, les utilisateurs survolent en 3D une représentation visuelle de la zone ou de l’immeuble, où ils peuvent ajouter leurs propres photos, documents, commentaires et modèles 3D.

L’Offi ce de consultation publique de Montréal a intégré le logiciel à ses processus de consultation, et la plateforme entière est mise à la disposition du public à l’adresse www.YouSayCity.com.

Inscrit à la maîtrise en urbanisme à l’Institut de technologie du Massachusetts, M. Beaudreau affirme que son objectif concernant YouSayCity était de démontrer comment les applications numériques améliorent la qualité de la  participation publique.

« En incitant un plus grand nombre de personnes à participer aux échanges sur le développement urbain, précise M. Beaudreau, nous pouvons proposer des solutions novatrices et durables en réponse aux défi s que les villes sont appelées à relever. »