Pionnière de la mémoire : Entretien avec la neuropsychologue Brenda Milner

par Jacquie Rourke

Après presque 60 ans de travaux novateurs à McGill, la pionnière des neurosciences Brenda Milner remporte en 2009 le prix Balzan, doté d’une bourse de 1 M$, pour ses recherches non conventionnelles originales.

En 1950, peu de temps après avoir quitté son Angleterre natale, Brenda Milner devait rencontrer un patient du nom de Henry Molaison et nouer avec lui une collaboration de recherche de 30 ans qui lui a permis de devenir une pionnière des neurosciences cognitives, au carrefour de la neurologie et de la psychologie. Après avoir subi une intervention chirurgicale pour le traitement de l’épilepsie à l’âge de 27 ans, Henry Molaison, qui, jusqu’à son décès en décembre 2008, était connu du public sous les initiales de «HM », avait perdu sa capacité de former de nouveaux souvenirs. Même si la grave amnésie dont il était frappé l’empêchait de reconnaître Brenda Milner chaque fois qu’elle venait le voir, celle-ci s’est néanmoins aperçue qu’il pouvait apprendre de nouvelles choses. Cette observation lui a permis d’établir que les êtres humains ont plusieurs systèmes mnésiques, modifiant par là même notre connaissance du fonctionnement du cerveau. Aujourd’hui, Brenda Milner est titulaire de la Chaire de neurosciences cognitives Dorothy J. Killam à l’INM et à l’Université McGill et poursuit ses recherches. Parmi les nombreuses distinctions qui lui ont été décernées figurent notamment son élection à l’Ordre du Canada, à l’Académie nationale des sciences des États-Unis, à l’Académie américaine des arts et des sciences, à la Société royale de Londres et à la Société royale du Canada. Elle a également reçu le Prix international Gairdner en 2005 et a été finaliste pour la Médaille d’or Gerhard-Herzberg en sciences et en génie du CRSNG en 2009. Un palmarès plus qu’honorable pour une scientifique qui a commencé par étudier les mathématiques à Cambridge, puis, guidée par son intuition, a poursuivi d’autres ambitions. « J’aurais pu être un mauvais professeur de mathématiques quelque part en Angleterre », évoque-t-elle, amusée. « C’est pourquoi je dis toujours à mes étudiants qu’il ne faut pas avoir peur du changement. »

JR : Estimez-vous rétrospectivement que votre remarquable carrière a dépassé vos attentes?

BM : Absolument. Lorsque j’ai débuté ma carrière, mon ambition était d’apporter ma pierre à l’édifice du savoir humain. J’étais bien loin de m’imaginer que cette contribution allait prendre l’ampleur que l’on sait et devenir un domaine d’études aussi considérable et stimulant… non, je ne pouvais absolument pas le concevoir. Et bien sûr, c’est immensément gratifiant.

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JR : Chaque fois que vous rencontriez HM, vous deviez lui expliquer qui vous étiez. Quelle impression cela fait-il de travailler étroitement pendant plus de 30 ans avec quelqu’un qui ne se souvient jamais de vous?

BM : C’est extrêmement déconcertant. Mais ce n’est que lorsque HM est décédé que j’ai véritablement commencé à y réfléchir sérieusement. J’avais l’impression d’avoir perdu un ami. Il était toujours si courtois et aimable. Je ne sais pas quelle définition le dictionnaire donne exactement de l’amitié, mais je pense que l’amitié peut se définir par une certaine réciprocité. Et puis brusquement, on se rend compte que ce n’est pas nécessairement vrai, puisque HM ne me reconnaissait jamais. Pourtant, j’ai vraiment le sentiment que c’était un ami, il n’y a aucun doute là-dessus. Il a toujours voulu être utile à la science. J’ai toujours pensé que c’était un ami à qui je venais rendre visite, même s’il me regardait sans me reconnaître. C’est une impression très étrange.

JR : Au cours de votre carrière, vous avez été témoin des remarquables progrès de l’imagerie cérébrale, et notamment de l’avènement de l’IRM. Comment la technologie a-t-elle changé les neurosciences, selon vous?

BM : Le grand progrès, et ce n’est pas un vain mot lorsque l’on pense à tout ce que la technologie nous a permis d’accomplir, était de pouvoir demander aux étudiants de psychologie et à d’autres volontaires en bonne santé de se prêter à des examens et de leur donner des tâches à accomplir pour voir comment s’activait leur cerveau. Plus besoin de procéder à des interventions chirurgicales, ni d’attendre que quelqu’un ne meure pour pouvoir examiner le cerveau. C’était plutôt grisant. Bien sûr, si nous avions pu faire cela dès le départ, nous n’aurions probablement pas autant appris auprès des patients. Le fait qu’il nous ait fallu caractériser ces phénomènes dans des conditions difficiles a néanmoins été positif, tant il est vrai que la qualité des recherches dépend de la qualité de la question formulée.

JR : Comment formuler une bonne question de recherche?

BM : Pour commencer, il faut bien connaître le domaine que l’on souhaite étudier. Si un aspect vous intéresse, vous devez l’étudier en profondeur. Il faut être prêt à beaucoup travailler. Mes idées me sont toujours venues d’observations extérieures. Si quelque chose m’intrigue ou si quelqu’un ou un animal fait quelque chose de bizarre, je me demande pourquoi. Ensuite, il faut se demander comment le tester, comment l’explorer.

JR : Si vous étiez ministre de la Science et de la Technologie ou du Développement économique – attendez, je n’ai pas terminé et vous faites déjà la grimace !

BM : Je n’ai jamais eu d’ambitions politiques!

JR : Bon, d’accord, si un ministre vous demandait ce dont les chercheurs ont besoin, que lui diriez-vous?

BM : Je l’ai dit au premier ministre à Ottawa il y a quelques semaines : financer la recherche fondamentale. On insiste beaucoup sur la recherche translationnelle qui a une valeur transférable immédiate, sans pour autant accorder une importance comparable à la recherche fondamentale, c’est-à-dire aux recherches qui font véritablement avancer les connaissances. Toute l’ironie tient à cette contradiction, car sans recherche fondamentale, il ne peut y avoir de recherche translationnelle. Cette dernière se nourrit de la recherche fondamentale. Pour moi, cet aspect est essentiel.

Les recherches de Brenda Milner sont financées par les Instituts de recherche en santé du Canada, la Fondation Metropolitan Life et le Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada.