Odyssée parmi les debris de l'espace

Par Lucas Wisenthal

La conquête de l’espace est de mieux en mieux maîtrisée. Mais dans l’espace comme sur Terre, l’activité humaine a entraîné la production d’un grand nombre de déchets. Un problème croissant auquel le professeur de droit Ram Jakhu tente d’apporter des solutions avant qu’il ne soit trop tard.

Université de Cologne, Allemagne
Université de Cologne, Allemagne

Dans le bureau du professeur agrégé de la Faculté de droit de McGill Ram Jakhu, situé sur la rue Peel à Montréal, se trouve une maquette du satellite INSAT-2. Les satellites de la génération INSAT-2, mis pour la première fois en orbite en 1992, ont joué un rôle important dans l’essor des télé communications en Inde. Mais les satellites, même désaffectés, survivent dans l’espace longtemps après qu’ils ont achevé leur cycle de vie. Dans le cas d’INSAT-2, opérationnel pendant environ douze ans, ce sont aujourd’hui 2 550 kilos qui continuent d’évoluer dans la ceinture orbitale de la Terre. Et ils ne sont pas les seuls.

En sa qualité de directeur adjoint du Centre de droit aérospatial (CDAS) de l’Université McGill, Ram Jakhu s’intéresse aux aspects juridiques des débris spatiaux, ces déchets produits par l’activité humaine qui errent dans le cosmos. Et il y a là matière à étude. Le Réseau de surveillance spatiale des États-Unis a en effet recensé au-delà de 17 000 objets de plus de dix centimètres en orbite autour de la Terre, essentiellement des débris d’engins spatiaux, de fusées et de satellites. Selon les estimations, au-delà de 300 000 débris d’un diamètre compris entre un et dix centimètres (sans parler de plusieurs millions de débris de plus petite taille) encombrent la périphérie terrestre. Or, à une vitesse comprise entre 10 800 et 27 400 kilomètres/heure, même les plus petits débris peuvent endommager, voire détruire, un engin spatial ou un satellite de communications, ou encore causer la mort d’un astronaute lors d’une sortie extravéhiculaire. Et même s’ils doivent normalement se consumer dans l’at mosphère, ces débris, ainsi que les carburants résiduels et matériaux radioactifs qu’ils contiennent, peuvent tomber sur Terre et contaminer les zones où ils s’écrasent.

L’accumulation d’objets dans la ceinture orbitale de la Terre peut gêner l’exploration de l’espace. Alors qu’il est difficile d’établir des responsabilités juridiques pour les débris non identifiés (ou même pour les collisions mettant en cause des débris identifiables), la mise en oeuvre de politiques pourrait néanmoins réduire la pollution de l’espace. « Tel est en tout cas mon objectif, affirme le Pr Jakhu. Je souhaite contribuer à l’élaboration d’une règle de droit appropriée pour l’espace, y compris pour le contrôle des débris spatiaux, dans l’intérêt commun de l’humanité. » Ainsi, de concert avec ses collègues, il propose des lois et des mécanismes de régle mentation dans l’espoir que les gouvernements les adoptent.

Le professeur de droit Ram Jakhu souhaite que les gouvernements assument lerus responsabilités en ce qui a trait aux millions de fragments orbitaux d'origine humaine qui représentent une source de danger pour les satellites et les astronautes.
Le professeur de droit Ram Jakhu souhaite que les gouvernements assument lerus responsabilités en ce qui a trait aux millions de fragments orbitaux d'origine humaine qui représentent une source de danger pour les satellites et les astronautes.

En 1951, un an après que les États-Unis aient lancé leur première fusée depuis Cap Canaveral, l’Université McGill faisait elle aussi la une de l’actualité cosmique en créant le premier Programme de droit aérospatial au monde. En 1976, l’Université a créé le CDAS, un centre de recherche interdisciplinaire rattaché à l’Institut de droit aérospatial, qui étudie les conséquences techniques, économiques, politiques et juridiques de l’activité humaine dans l’espace ou, dans le cas de débris, des vestiges de leur présence dans l’espace. Le professeur Jakhu a commencé à s’intéresser aux débris spatiaux au début des années 1980 lorsqu’un de ses étudiants aux cycles supérieurs, Howard Baker, aujourd’hui conseiller juridique principal au ministère de la Justice du Canada, a choisi ce sujet pour sa thèse. « C’était un sujet très nouveau, se rappelle le Pr Jakhu. L’on abordait alors le premier problème environnemental d’importance dans l’espace. »

Un problème qui persiste aujourd’hui. Au cours des cinquante années qui se sont écoulées depuis que le satellite Spoutnik I a donné le coup d’envoi à la course vers l’espace entre l’Union soviétique et les États-Unis, les conséquences de la présence de débris spatiaux ont été largement ignorées. « Personne ne s’en inquiétait, explique le Pr Jakhu, et il n’était pas rare qu’on entende dire “L’espace est suffisamment vaste. En quoi cela peut-il poser problème?” » L’espace est peut-être infini, ou du moins très vaste, mais les débris produits par l’activité humaine se concentrent dans des zones relativement restreintes (connues sous le nom d’orbite basse terrestre et orbite géostationnaire), dans lesquelles les missions d’observation se multiplient, et où circulent un nombre toujours plus grand de satellites de télécommunications. Malgré la menace croissante de collision, aucune loi spécifique ne régit encore la production et la gestion des débris spatiaux (en dépit d’un incident survenu en 1978 qui a contraint le gouvernement canadien à débourser trois millions de dollars pour nettoyer les déchets radioactifs occasionnés par l’écrasement du satellite soviétique Cosmos 954 dans les Territoires du Nord-Ouest. La nécessité de créer des lois pour l’espace a dès lors été sérieusement évoquée, mais l’initiative du Canada d’élaborer des règles internationales pour les satellites à propulsion nucléaire est largement restée lettre morte). Il existe bien des directives, mais aucune des puissances spatiales établies ou émergentes ne s’en préoccupe vraiment. « Les gouvernements s’intéressent aux débris dans l’espace, affirme le professeur Jakhu, mais ne prennent aucune mesure rigoureuse ou efficace pour les contrôler ou y remédier. »

C’est précisément là qu’interviennent le Pr Jakhu et ses collègues de McGill et de l’Université de Cologne en Allemagne. Le professeur Jakhu connaît de longue date le directeur de l’Institut de droit aérospatial de Cologne, Stephan Hobe, dont il a dirigé le mémoire de maîtrise en 1986, et leur collaboration a tout naturellement pris

naissance.

En 2007, le Comité pour les utilisations pacifiques de l’espace extra-atmosphérique (CUPEEA) des Nations Unies a fixé des directives dans le but de limiter et de réduire les débris spatiaux. Celles-ci stipulent que seuls les débris nécessaires (provenant par exemple de navettes lancées dans l’espace) peuvent rester dans l’espace et que les vaisseaux dans lesquels du carburant est embarqué doivent être purgés pour éviter les explosions de nature à produire des débris. Pourtant, rien n’a été mis en place pour empêcher les pays de tester leurs armes de longue portée en faisant exploser leurs propres satellites désaffectés, comme la Chine l’a fait avec le satellite météo Feng Yun 1C le 11 janvier 2007 (à elle seule, la destruction du satellite Feng Yun 1C aurait engendré un nuage de plus de 40 000 débris de plus d’un centimètre, doublant la quantité de débris en orbite à cette altitude). « Les directives du CUPEEA sont un premier pas en avant, mais qu’advient-il des centaines de milliers de débris déjà en orbite?, s’interroge le Pr Jakhu. La physique de l’espace est telle qu’il n’existe pas de solution technique permettant d’enlever les débris déjà en orbite. »

G2707 29-10-2006Lors de la conférence internationale sur les débris spatiaux organisée par le CRDAS à McGill en mai 2009, les participants ont pris toute la mesure du sérieux du problème : Quelle est la quantité de débris présents dans l’espace D’où proviennent-ils? Que se passe-t-il lorsque les satellites ne retournent pas sur Terre, ou y reviennent intacts? Qui doit surveiller les débris dans l’espace? « C’est un danger pour tous », affirme le Pr Jakhu. En avril 2010 à Cologne, les chercheurs utiliseront les données présentées lors de la conférence pour élaborer des propositions de lois et autres mécanismes de réglementation en vue de ralentir la prolifération des débris spatiaux, lesquels seront ensuite présentés aux puissances spatiales et aux Nations Unies. « Bien sûr, les gouvernements peuvent accepter ou rejeter ces propositions, mais je pense qu’ils seront sensibles au fait qu’elles ont été élaborées par des experts et qu’elles doivent être prises au sérieux », affirme-t-il.

« Nous devons absolument mettre en place des dispositions qui imposent un certain nombre de règles aux États et acteurs privés et les contraindre à les observer en ce qui a trait à leurs activités spatiales », affirme Stephan Hobe, de Cologne. « Sans responsabilité, il n’y a pas de conséquences et surtout, aucune incitation pour éviter la pollution. »

Les pays hors la loi devraient être réprimandés par des organismes comme les Nations Unies ou traduits devant une cour de justice internationale. (D’ailleurs, le Pr Jakhu vient d’être nommé au sein d’un groupe consultatif en droit aérospatial à la Cour permanente d’arbitrage de La Haye.) En fin de compte, affirme le Pr Jakhu, il est dans l’intérêt de tous de suivre ces lois.

Les débris spatiaux ont également leur coût économique. En février dernier, un satellite désaffecté, le russe Cosmos 2251, et un satellite en service, l’américain Iridium 33, sont entrés en collision. Cette collision a provoqué la panne du satellite de télécommunications, d’une valeur comprise entre 80 et 90 millions de dollars, privant de services la clientèle d’Iridium (voir encadré pour la liste des collisions confirmées dans l’espace). « L’affaire a été réglée par la négociation, car nul n’a pu déterminer de manière concluante qui était en faute », rappelle-t-il. Pour protéger ses propres intérêts, le secteur privé sera obligé de faire pression sur les gouvernements afin que des précautions adéquates soient prises concernant les débris spatiaux.

Les gouvernements pourront à leur tour se tourner vers le Centre de droit aérospatial pour des conseils. « Nous nous intéressons à ce que la loi devrait préconiser, précise le Pr Jakhu. Je souhaite aller là où personne ne s’est encore jamais aventuré en matière de droit aéro spatial. »

Le Centre de droit aérospatial de lʼUniversité McGill bénéficie de subventions de lʼAssociation internationale pour lʼavancement de la sécurité, du Fonds Erin J. C. Arsenault, de Boeing Corporation, du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, de la Square World Foundation et de la Fondation Asie Pacifique du Canada.