Nourrir le monde en cinq étapes (sans ravager la planète)

Par James Martin

Tôt ou tard, notre mode alimentaire devra changer. L’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture estime que d’ici 2050, il faudra accroître la production alimentaire de 70 % pour nourrir la population mondiale. Le professeur de géographie Navin Ramankutty et son équipe internationale de chercheurs ont élaboré un plan en cinq points qui pourrait tout solutionner.

Référence photographique: Carmen Jensen

À l’automne 2011, la population mondiale a franchi la barre des sept milliards. Un tournant doux-amer, parce que la poussée démographique risque de solliciter nos ressources jusqu’au point de rupture. Après tout, il faut bien nourrir tout ce beau monde. Et lorsqu’on pense que la planète comptera neuf milliards d’humains en 2050, notre garde-manger collectif apparaît plutôt désert.

Voilà pour la mauvaise nouvelle. La bonne, c’est que la production alimentaire peut être beaucoup plus efficace et écologique. Navin Ramankutty est professeur au Département de géographie de McGill et chercheur au Centre sur les changements climatiques et environnementaux. Avec Jonathan Foley, professeur à l’Université du Minnesota, M. Ramankutty est l’un des responsables d’une recherche internationale qui vise à améliorer la production et la consommation alimentaires dans le monde. Dans le numéro d’octobre 2011 de Nature, l’équipe – formée de chercheurs des universités McGill, du Minnesota, d’État de l’Arizona, de Bonn, de Californie à Santa Barbara, de Stockholm et du Wisconsin – a publié un guide en cinq points pour assurer l’alimentation de la planète de façon durable. Premier d’une série d’articles à paraître dans différentes revues au cours des prochains mois, Solutions for a Cultivated Planet est le fruit d’une étude qui associe les statistiques agricoles et les images satellitaires à des modèles mathématiques de systèmes de culture dans le monde. Cette approche donne un degré d’exactitude géographique inimaginable il y a à peine 20 ans.

« Nous avons besoin de ces données précises », dit M. Ramankutty. « Il ne suffit pas de savoir que 6 % de la superficie du Canada est cultivée; il faut savoir où exactement. Même aujourd’hui, de nombreux chercheurs fondent leurs analyses sur les statistiques nationales. Ils disposent donc de chiffres pour l’ensemble des États-Unis, l’ensemble du Canada, etc. Certains peuvent obtenir des données étatiques ou provinciales. Alors qu’avec les satellites, on peut entrer dans les détails les plus précis et identifier exactement où l’agriculture est pratiquée, kilomètre par kilomètre. »

En combinant les données satellitaires et les statistiques agricoles, les chercheurs ont réuni de l’information géospatiale sur la superficie et les rendements de 175 cultures dans le monde. Ils disposent de données tout aussi exactes sur le climat et le sol. « Il est maintenant possible de créer des modèles qui relient toutes ces données », explique M. Ramankutty, « parce qu’on sait où sont les terres cultivées, les modes de cultures pratiquées, la quantité d’engrais utilisée et le niveau d’irrigation. En superposant ces données, on peut notamment connaître la quantité d’engrais azotés utilisée pour la culture du maïs dans le sud du Québec. »

Les solutions proposées ne sont pas nouvelles. Ce qui est nouveau, c’est que, pour la première fois, on peut quantifier la différence que chaque changement pourrait apporter. « Qualitativement, on savait que ces mesures étaient utiles, mais on ignorait à quel point », souligne M. Ramankutty. « En comblant les écarts de rendement, réussira-t-on à régler 10, voire 50 % du problème? On sait maintenant qu’en déployant un effort concerté dans les zones géographiques appropriées, le déploiement de ces cinq mesures contribuera largement à nourrir la planète, sans la saccager. »

Ces travaux ont été financés par le Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada, la NASA et la Fondation sanitaire nationale internationale.

Dans leur rapport intitulé “Solutions for a Cultivated Planet”, Navin Ramankutty et ses collègues proposent cinq pistes pour produire davantage de nourriture, sans nuire à la planète:

  1. Enrayer  l’expansion des terres agricoles. Il faut plus de nourriture? Augmentons les terres agricoles! Faux. «Ces 40 dernières années», souligne M. Ramankutty, «ce n’est pas l’expansion qui a fait croître la production alimentaire, mais bien l’intensification de l’agriculture par l’irrigation et les engrais. » (Un pays comme l’Inde, où les terres agricoles occupent déjà plus de 50 % de la superficie, a de toute façon peu de possibilités d’expansion.) L’expansion d’entreprises agricoles, surtout dans des écosystèmes tropicaux fragiles, peut être préjudiciable à la biodiversité, au stockage du CO2 et au bien-être général de la planète. La déforestation tropicale au nom de l’agriculture n’est pas seulement nuisible à l’environnement, elle est aussi inefficace : bien des zones déboisées des tropiques produisent peu de nourriture (et celles qui ont un rendement élevé sont souvent consacrées à la production de biocarburants). Selon M. Ramankutty : « En stoppant l’expansion des terres et le défrichage aux fins agricoles, surtout dans la forêt tropicale humide, on protégera l’environnement sans nuire à la production agricole ou au bien-être économique. On ne dit pas que les pays tropicaux ne doivent pas se développer, mais plutôt qu’on devrait les inciter à limiter l’expansion de leurs terres agricoles par l’entremise de stimulants économiques, comme le propose le programme de l’ONU pour réduire les émissions liées au déboisement et au dépérissement de la forêt ».
  2. Améliorer les rendements agricoles. En clair, on pourrait tirer bien davantage de la terre. « Bien des régions agricoles en Afrique, en Asie et en Europe de l’Est ne retirent pas la pleine mesure de leur potentiel », dit M. Ramankutty. « C’est ce qu’on appelle un “écart de rendement” : la production réelle est inférieure à la production potentielle. » Pour augmenter la productivité, on peut améliorer la gestion et la génétique des plantes, ainsi que l’accès aux marchés, l’infrastructure d’irrigation, les engrais et l’information. L’analyse de 16 cultures prépondérantes a révélé qu’en utilisant les meilleures pratiques et technologies pour porter le rendement à 95 % du plein potentiel, la production augmenterait de 2,3 milliards de tonnes. L’envers de la médaille, c’est que la consommation d’eau et la pollution augmenteraient à leur tour. Selon M. Ramankutty, il faut limiter l’impact environnemental en « s’inspirant de l’agriculture de précision et des systèmes agricoles de remplacement ».
  3. Consommer moins de viande. « Seulement 62 % de la production agricole mondiale sert à l’alimentation humaine, constate M. Ramankutty. Le restesert surtout à nourrir les animaux dont on consomme la viande. Aux États-Unis, 60 à 70 % des vastes récoltes de maïs sont transformées en aliments pour animaux, pas en tortillas. » C’est un échange peu efficient : la viande d’un animal ne fournit que 10 % de l’énergie nutritive des céréales dont il a été nourri. (Autrement dit, la nourriture que consomme l’animal est dix fois plus nutritive que la viande qu’il produit.) M. Ramankutty et son équipe estiment que si 16 cultures principales étaient réservées à l’alimentation humaine plutôt qu’animale, la production mondiale augmenterait de plus d’un milliard de tonnes (ou 28 %) par année. « Cela ne veut pas dire que l’on doive tous devenir végétariens, ajoute M. Ramankutty, mais la quantité de viande consommée en Amérique du Nord est tout de même énorme. » Il note que de petits changements, comme consommer de la volaille ou du porc, voire du bœuf nourri à l’herbe plutôt que son cousin nourri au grain, pourraient augmenter grandement la disponibilité des aliments et diminuer l’impact environnemental de l’agriculture.
  4. Utiliser l’eau et les nutriments de façon plus stratégique. L’irrigation n’est pas mauvaise en soi. Sans elle, la production céréalière mondiale baisserait d’environ 20%. Mais les besoins en eau varient d’une parcelle à l’autre. En fait, selon rarement optimale:il y en a trop dans certains endroits et pas assez dans d’autres. L’étude parle de points chauds où l’emploi des nutriments est insuffisant ou excessif. «Selon certaines estimations, la Chine pourrait, par exemple, réduire les engrais azotés de 30 à 60% et obtenir le même rendement. Ce qui fonctionne à un endroit ne fonctionne pas forcément ailleurs; il faut donc adapter l’utilisation à la région. Les Chinois, entre autres, ont peut-être plus besoin d’engrais phosphatés que d’engrais azotés. » Les chercheurs croient également que l’on devrait inciter les agriculteurs à réaffecter leurs ressources plus stratégiquement. En Amérique du Nord, les engrais sont largement subventionnés (c.-à-d. bon marché) et en Inde, l’électricité qui alimente les pompes à eau agricoles est gratuite : des conditions peu propices à la conservation volontaire.
  5. Réduire le gaspillage. Un tiers de la «nourriture» produite par l’agriculture se retrouve jetée, décomposée ou mangée par des parasites. Dans les pays en développement, les pertes après récolte atteignent plus de 40 % en raison des mauvaises conditions de stockage et de transport. Dans les pays industrialisés en revanche, il se perd moins de nourriture à l’étape de production, quoique les détaillants et les consommateurs en perdent néanmoins 40 %.