Nature et culture inné et acquis

Le secteur émergent de l’épigénétique révolutionne l’étude de la santé mentale – et remet en cause l’idée reçue selon laquelle l’ADN est garant du destin

par Neale McDevitt

 À l’instar des rongeurs montrés ici, les rates qui prodiguent de l’attention à leurs petits peuvent modifier de façon permanente la manière dont leurs gènes vont se comporter et leur permettre d’être plus calmes une fois parvenus à l’âge adulte, comme l’ont découvert les Prs Moshe Szyf et Michael Meaney. Ces pionniers de l’épigénétique ont été les premiers à prouver que l’acquis pouvait de fait infléchir l’inné.
À l’instar des rongeurs montrés ici, les rates qui prodiguent de l’attention à leurs petits peuvent modifier de façon permanente la manière dont leurs gènes vont se comporter et leur permettre d’être plus calmes une fois parvenus à l’âge adulte, comme l’ont découvert les Prs Moshe Szyf et Michael Meaney. Ces pionniers de l’épigénétique ont été les premiers à prouver que l’acquis pouvait de fait infléchir l’inné.

Jusqu’à récemment, les scientifiques considéraient notre code génétique comme un plan inaltérable ou, dans le cas de familles ayant des antécédents de maladie héréditaire, comme une condamnation à la prison à vie. Le fait d’hériter d’une séquence d’ADN défectueuse de nos parents déclenchait inexorablement une cascade d’événements biologiques qui aboutissait, soit à la maladie d’Alzheimer, soit au cancer, soit à d’autres maladies génétiques.

Mais la réalité serait tout autre, selon Moshe Szyf, professeur de pharmacologie et de thérapeutique à l’Université McGill et chef de file d’un domaine de recherche en émergence, l’épigénétique. Moshe Szyf, ainsi que le neuroscientifique de McGill Michael Meaney, ont ébranlé la croyance depuis longtemps établie selon laquelle l’ADN scellait notre destinée. « L’épigénétique offre une nouvelle façon d’étudier, de diagnostiquer et de traiter les maladies humaines », précise-t-il. « Cette discipline devrait révolutionner la médecine. »


Naissance d’une nouvelle science

 Les travaux avant-gardistes que Moshe Szyf a menés pendant plusieurs dizaines d’années sont à l’origine d’une discipline nouvelle et prometteuse: l’épigénétique.
Les travaux avant-gardistes que Moshe Szyf a menés pendant plusieurs dizaines d’années sont à l’origine d’une discipline nouvelle et prometteuse: l’épigénétique.

Il y a environ 30 ans, Moshe Szyf et quelques autres iconoclastes ont commencé à s’intéresser à la manière dont l’environnement et l’expérience (autrement dit l’acquis ou la culture) pouvaient affecter nos gènes (l’inné ou la nature); ce qui était le point de départ de l’épigénétique. Bien que l’on vante depuis fort longtemps les vertus de l’activité physique et d’un régime alimentaire équilibré pour se prémunir temporairement contre les gènes qui menacent notre capital-santé, Moshe Szyf s’est attaché à prouver que ces facteurs et d’autres facteurs externes pouvaient en réalité activer ou désactiver ces gènes de manière permanente.

Après plus de 20 ans de travail en solitaire sur l’épigénétique, Moshe Szyf s’est tourné vers Michael Meaney – aujourd’hui directeur associé de la recherche au Centre de recherche de l’Hôpital Douglas, professeur titulaire de la Chaire de médecine James McGill et professeur titulaire aux départements de psychiatrie et de neurologie et neurochirurgie – pour nouer une collaboration. Il n’a pas été difficile de persuader Michael Meaney : « J’ai toujours voulu savoir ce qui se trouvait au coeur des interactions entre les gènes et l’environnement », précise-t-il. « Comment les facteurs environnementaux interagissent-ils avec l’ADN ? Quels sont les mécanismes en jeu ? »

Ensemble, ils ont découvert que notre code génétique, à savoir la structure séquentielle de notre ADN, peut en réalité se soustraire à l’influence de facteurs environnementaux externes, à l’exception naturellement d’une radiation massive. Toutefois, l’expression des gènes individuels dans cette séquence peut être altérée de manière permanente par des facteurs en apparence inoffensifs, tels que le régime alimentaire ou la façon dont les autres nous traitent. Une fois déclenché, un groupe de molécules, ou groupe méthyle, se fixe sur le centre de contrôle du gène, déclenchant ou arrêtant de manière permanente la fabrication de protéines essentielles au fonctionnement de chacune des cellules de notre organisme. Dans la plupart des tumeurs, ce modèle de méthylation de l’ADN est complètement déréglé, entraînant la désactivation ou l’activation à un taux anormalement élevé d’un gène donné.

Aujourd’hui, de plus en plus de preuves scientifiques indiquent que les changements externes dans le comportement de nos gènes peuvent se transmettre de génération en génération. Par exemple, des recherches récentes ont démontré que les fils d’hommes ayant commencé à fumer avant la puberté étaient plus sujets à l’obésité.

Brusquement, nous sommes confrontés à la responsabilité personnelle. Non seulement nos mauvaises habitudes ou nos nobles tentatives de vivre sainement changent de manière permanente la manière dont nos gènes réagissent dans notre organisme, mais elles pourraient fort bien avoir d’importantes répercussions sur la qualité de la vie de nos enfants.


Les percées

Le professeur de psychologie Michael Meaney a démontré que les soins prodigués par les parents (qu’ils soient bons ou mauvais) avaient une profonde influence sur la santé mentale.
Le professeur de psychologie Michael Meaney a démontré que les soins prodigués par les parents (qu’ils soient bons ou mauvais) avaient une profonde influence sur la santé mentale.

En 2004, les Prs Szyf et Meaney ont conduit une étude qui a bouleversé la science classique et implanté l’épigénétique de manière décisive. Ils ont démontré que les rats qui avaient été « convenablement » léchés par leur mère lorsqu’ils étaient petits étaient plus calmes et plus adaptés socialement que ceux dont la mère n’avait pas été aussi attentionnée.

Le fait que les soins prodigués par la mère bénéficient aux petits n’avait rien de nouveau en soi. Mais l’explication de ce processus était entièrement novatrice, voire hérétique. Leurs résultats ont clairement démontré que les soins prodigués par la mère provoquaient un changement chimique dans le mécanisme du cerveau qui régule les hormones du stress et que ce changement persistait à l’âge adulte.

Même les rats génétiquement prédisposés à l’anxiété et au stress pouvaient être calmés et cesser de surproduire des hormones de stress, pour peu que leurs mères leur prodiguent des soins de qualité. Autrement dit, la manière dont le jeune rat a été traité induit des changements permanents dans l’expression des gènes qui modifient son cerveau et sa personnalité.

Ayant démontré que tout, de la nutrition au tabagisme, pouvait activer ou désactiver nos gènes, il fallait, selon le Pr Szyf, « pouvoir contrôler ce qu’on peut activer et désactiver ». C’est précisément ce à quoi les Prs Szyf et Meaney s’attachent depuis peu.

Sans intervention, les changements épigénétiques provoqués par la qualité des soins reçus par le raton peuvent non seulement durer toute la vie, mais ils peuvent aussi être transmis à la génération suivante. Toutefois, dans les résultats d’une étude de 2006 publiés dans les Proceedings of the National Academy of Sciences, les deux chercheurs ont démontré que certains composés pouvaient inverser ces changements épigénétiques par ailleurs permanents, ralentissant le flux des hormones de stress sécrétées par les jeunes rats n’ayant pas bénéficié de suffisamment de soins.

Bien qu’il reste beaucoup d’éléments à préciser (quels facteurs environnementaux activent et désactivent les gènes et quels composés peuvent inverser les changements épigénétiques indésirables), les conséquences de ces résultats sont considérables. Des interventions comparables, qu’elles soient comportementales ou médicamenteuses, pourraient être utilisées pour combattre les ravages de la dépression, de la schizophrénie et d’autres troubles cérébraux.


Épigénétique et santé mentale

 Le nouveau Centre de neurophénotypage de l’Hôpital Douglas, dirigé par Claire-Dominique Walker, permettra aux chercheurs de démêler les relations complexes entre l’inné et l’acquis et d’éclairer les maladies mentales d’un jour nouveau.
Le nouveau Centre de neurophénotypage de l’Hôpital Douglas, dirigé par Claire-Dominique Walker, permettra aux chercheurs de démêler les relations complexes entre l’inné et l’acquis et d’éclairer les maladies mentales d’un jour nouveau.

Très bientôt, l’Hôpital Douglas comptera un Centre de neurophénotypage qui donnera aux Prs Szyf et Meaney l’accès à des installations ultraévoluées pour leurs travaux de recherche. Alors que le Pr Szyf se spécialise dans le cancer, le nouveau centre se consacrera à la recherche en santé mentale, et les résultats obtenus dans une discipline serviront de tremplin aux progrès susceptibles d’être effectués dans une autre.

« Michael et moi utilisons les mêmes méthodes », précise le Pr Szyf. « L’interdépendance de nos projets est remarquable. Le fait que nous travaillions simultanément sur le comportement et les métastases du cancer accélère en réa- lité le potentiel de progression de nos projets respectifs. »

Il s’agit d’un parfait exemple de l’interdisciplinarité et de la coopération nécessaires pour comprendre les multiples aspects de l’épigénétique.

Le centre permettra de démêler les relations complexes entre nature et culture, inné et acquis, pour éclairer d’un jour nouveau différents troubles comportementaux et maladies mentales. « La plupart des problèmes de santé mentale, tels que la dépression, la schizophrénie ou l’anxiété, ne sont pas causés par un seul gène, mais par plusieurs gènes différents qui interagissent entre eux », précise Claire-Dominique Walker, directrice de la Division de recherche en neurosciences à l’Hôpital Douglas et directrice du nouveau centre. « À ce niveau de complexité s’ajoute un autre niveau qui est l’environnement. »

Grâce au financement du ministère du Développement économique, de l’Innovation et de l’Exportation du Québec, de la Fondation de l’Hôpital Douglas et en association avec l’Université McGill, les travaux de construction de ce centre de six millions de dollars débuteront en mars 2007. L’automne suivant, lorsque le centre ouvrira ses portes, il permettra aux chercheurs du Québec de coordonner des travaux sociocomportementaux et génétiques.

Le centre de 1 400 mètres carrés accueillera plus de 60 chercheurs et jusqu’à 180 étudiants de 2e/3e cycles, ainsi que beaucoup de rongeurs. Le Centre de neurophénotypage hébergera ses locataires à quatre pattes dans des environnements plus grands dotés de tunnels qui donneront aux souris et aux rats la possibilité de se dépenser physiquement et de recréer des structures sociales plus naturelles.

« Nous avons besoin d’un environnement qui imite celui dans lequel vivent les humains, avec des stress sociaux, des hiérarchies, des luttes, des agressions, etc. », précise Claire-Dominique Walker. « Ces environnements enrichis nous fourniront des moyens beaucoup plus contrôlés de tester les comportements, les fonctions cognitives et l’anxiété. »

En attendant d’avoir accès à ces nouveaux laboratoires de recherche indispensables, les Prs Szyf et Meaney poursuivent leur collaboration. « Moshe réfléchit de manière latérale », précise Michael Meaney. « Il a naturellement tendance à étendre sa théorie à d’autres systèmes. Pour ma part, je veille à ce que nous restions concentrés et à ce que nous recueillions de solides connaissances sur le système que nous étudions. En fin de compte, nous travaillons très bien ensemble, car nous progressons dans des directions complémentaires. »


 

Ces recherches ont été financées par l’Institut national du cancer du Canada, la Mental Health Research Association et les Instituts de recherche en santé du Canada.