Mission : régénération

Neurologues, biologistes, ingénieurs biomédicaux et pharmacologues unissent leurs forces pour répondre à une épineuse question : comment réparer les lésions?

Par Hannah Hoag

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Par une froide nuit d’hiver, une automobile dérape sur une plaque de glace noire sur une route de montagne et termine sa course dans un fossé. Le choc fracture l’une des vertèbres du conducteur et des fragments osseux pénètrent sa moelle épinière, provoquant une paralysie partielle. Ailleurs, une femme de 60 ans évalue mal la hauteur d’un trottoir et fait une chute qui lui fracture sévèrement la hanche, au point où elle doit être remplacée.

Les lésions du squelette et du système nerveux causées par un traumatisme ou une maladie peuvent se produire rapidement et avoir de terribles conséquences physiques et psychologiques. Qu’ils soient jeunes ou âgés, les patients doivent se soumettre à de lourdes interventions chirurgicales, à des traitements médicamenteux ainsi qu’à de multiples séances de physiothérapie. Dans bien des cas, les lésions finissent par guérir, ne laissant que cicatrices et mauvais souvenirs. Mais dans d’autres, la récupération ne s’obtient qu’au prix d’un combat acharné.

La capacité de régénération du corps adulte est limitée. (Les os et les nerfs des enfants, par contre, ont plus de plasticité jusqu’à l’âge de 18 ans environ.) Bon nombre de tissus adultes réagissent mal aux lésions traumatiques. Le système nerveux est particulièrement vulnérable, car il n’est pas en mesure de rétablir les connexions qui contrôlent les fonctions du corps humain. Mais des chercheurs de l’Université McGill poursuivent l’une des plus ardentes quêtes de la médecine : la réparation et la régénération des tissus, des neurones et des fonctions perturbés par des lésions traumatiques. Ce faisant, ils abattent peu à peu les frontières qui séparaient leurs disciplines respectives et nouent de fructueuses collaborations.

La quête visant à percer le mystère de la régénération tissulaire et neuronale a donné lieu à une étroite collaboration interdisciplinaire entre les neuroscientifiques Sal Carbonetto et Kathleen Cullen.
La quête visant à percer le mystère de la régénération tissulaire et neuronale a donné lieu à une étroite collaboration interdisciplinaire entre les neuroscientifiques Sal Carbonetto et Kathleen Cullen.

Chaque année, le Centre de traumatologie pour adultes du Centre universitaire de santé McGill traite plus de 9 000 patients, la plupart étant des victimes d’accidents de voiture et de chutes. « La contusion médullaire s’apparente à une profonde cavité. C’est un peu comme si vous ouvriez votre ordinateur et que vous détruisiez la carte mère à coups de marteau », explique Sal Carbonetto, directeur du Centre de recherche en neurosciences de McGill.« Depuis peu et jusqu’à nouvel ordre, la solution consiste à essayer une technique en particulier pour voir si le rétablissement se fait spontanément. À l’heure actuelle, nous nous bornons donc à prélever et à injecter des cellules souches nerveuses pour voir si les circuits se reconstituent. Des résultats encourageants ont été obtenus chez l’animal, dont les liaisons sont très fines et très précises. Leur demander de se reconstituer, même avec l’aide de cellules souches, c’est beaucoup demander. »

Certains nerfs se régénèrent spontanément, mais très peu (voire aucun) peuvent se projeter sur de longues distances et reformer les liaisons qui existaient avant la blessure. Les molécules et signaux présents au cours du développement ont souvent disparu dans le système nerveux adulte, précise M. Carbonetto. Mais un nerf lésé peut se régénérer spontanément et se projeter vers les régions adjacentes non lésées du cerveau et de la moelle épinière, en contournant la lésion. Cette régénération per- met aux neurones non lésés de compenser ceux qui sont endommagés. « Malheureusement, ce processus est très variable. Nous le qualifions de spontané, car nous ignorons les facteurs qui le contrôlent », explique-t-il.

Comprendre la régénération des nerfs lésés (et, ultimement, contrôler le site et le moment de leur régénération) pourrait avoir d’importantes conséquences sur le rétablissement auquel les patients traumatisés peuvent aspirer. Si marcher de nouveau est l’objectif ultime, pour de nombreux patients retrouver une fonction vésicale normale ou vaincre la douleur neuropathique constitue une priorité immédiate. Pour cela, Sal Carbonetto dirige une équipe subventionnée par les Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC), dans le cadre de l’Initiative en médecine régénérative et nanomédecine, dont l’ambition est d’identifier les gènes responsables de la régénération du segment long des nerfs. Pour ce faire, les chercheurs commencent par l’étude d’organismes tels que Cænorhabditis elegans et Drosophila melanogaster, respectivement un petit nématode et une mouche drosophile, extrêmement utiles à la recherche en génétique. Dès qu’un gène est repéré chez la drosophile ou le nématode, les scientifiques interrogent une base de données pour trouver son homologue vertébré, et ensuite le tester et le manipuler chez la souris ou d’autres animaux. « Le re- cours à la génétique pour identifier les gènes qui contrôlent la régénération nerveuse permet d’élaborer des modèles animaux afin de trouver des médicaments qui imitent les gènes ou qui en régulent l’expression », explique le chercheur.

Financé par les IRSC, le projet que dirige Sal Carbonetto inclut la participation de chercheurs mcgillois issus de différentes disciplines – de la neurologie à la biologie en passant par le génie biomédical et la pharmacologie, ainsi que celle de chercheurs de l’Université de Montréal et d’autres établissements. Ce type de réseau permet de gommer les frontières qui séparent souvent les disciplines scientifiques et de favoriser les collaborations trans- disciplinaires en médecine régénérative.

Titulaire de diplômes en génie électrique et en neurosciences et professeure à l’Unité de recherche en médecine aérospatiale du Département de physiologie, Kathleen Cullen est particulièrement bien placée pour étudier et manipuler les circuits neuronaux qui transforment les informations sensorielles en commandes motrices précises. Ses recherches sont axées sur les transformations senso- rimotrices qui nous permettent de nous tenir debout, de garder notre équilibre et de nous déplacer au quotidien, et de contrôler les échanges d’informations entre l’oreille interne et les yeux, les points de pression des mains et des pieds, ainsi que le système moteur.

 La chercheuse en orthopédie Janet Henderson
La chercheuse en orthopédie Janet Henderson

La Pre Cullen recueille et analyse les données encodées par notre système sensoriel – visuel, vestibulaire (mouvement et équilibre) et proprioceptif (perception sensorielle à l’intérieur du corps) – et examine la façon dont elles sont converties en commandes motrices vers les yeux, la tête et les autres organes. « Nous cherchons à savoir comment un stimulus sensoriel se transforme en action ou en mou- vement dit normal », explique-t-elle. Financés par les Instituts de recherche en santé du Canada ainsi que par les Instituts nationaux de santé des États-Unis, les travaux de recherche de la Pre Cullen ont par ailleurs permis d’ex- pliquer en partie pourquoi le cerveau adulte ne peut s’adapter complètement à la perte de stimuli sen- soriels. Ces travaux, auxquels prennent part des chercheurs des départements de physique, de génie électrique et informatique et de science informatique ainsi que des collaborateurs de l’Université Johns Hopkins et du Centre national de la recherche scientifique de Paris, ont conduit à l’élaboration de neuroprothèses qui sont des dispositifs artificiels susceptibles d’aider au fonctionnement du système nerveux lésé.

« Le plus délicat a été d’optimiser l’interface entre les électrodes et le cerveau », explique la Pre Cullen. Lorsqu’une substance étrangère est introduite dans le cerveau, les cellules gliales (l’une des deux grandes variétés de cellules du système nerveux, avec les neurones) déclenchent une réaction immune. Elles interfèrent donc avec l’électrode implantée en formant des cicatrices gliales qui l’enchâssent et l’isolent.

Grâce au rapprochement de leurs recherches, les Prs Cullen et Carbonetto entendent mettre au point des interventions de nature à duper les cellules gliales et à les amener à accepter les électrodes. L’une de ces techniques consiste à les revêtir d’un biomatériau qui améliore la longévité des connexions avec les neurones adjacents.

Les Prs Carbonetto et Cullen occupent chacun un créneau précis au sein d’un réseau de chercheurs mcgillois qui s’efforcent de trouver des solutions aux handicaps à long terme causés par des lésions traumatiques. Janet Henderson, vice-doyenne à la recherche à la Faculté de médecine et directrice de la recherche orthopédique, en occupe un autre. Les recherches de la Pre Henderson sont centrées sur les traumatismes orthopédiques et les biomatériaux qui peuvent être utilisés pour réparer les fractures osseuses. Selon elle, de nombreux progrès restent à faire. Aujourd’hui, le traitement de référence pour le remplacement d’un os manquant consiste à prélever une portion d’os vivant (dans la hanche ou le crâne, par exemple) et de la greffer sur la lésion. Les lésions plus importantes nécessitent l’implantation de « pièces » de remplacement prélevées sur un donneur non apparenté, une technique qui comporte de nombreux inconvénients. Les greffons doivent être dévitalisés pour éviter le rejet, ce qui réduit la capacité d’induire une nouvelle formation osseuse. Ils peuvent aussi héberger des agents pathogènes non identifiés. Sans compter que plus la lésion est importante, plus les « pièces » de remplacement seront volumineuses et donc, difficiles à trouver. « Autrement dit, cette procédure ne fonctionne pas très bien », souligne Janet Henderson.

Avec ses collègues, Mme Henderson a consacré de nombreuses années à l’étude de la génétique du développement osseux. « Aujourd’hui, il nous faut étudier la régénération et la réparation osseuses, car de plus en plus de baby-boomers seront victimes de fractures et nous n’avons aucun mécanisme adéquat pour les réparer. » En équipe, Janet Henderson a étudié des modèles de maladie osseuse chez la souris, comme l’ostéoporose (os fragiles) et l’ostéomalacie (os mous), et conçu un implant coxal qui imite le remplacement de la hanche souvent pratiqué chez les personnes âgées. Au fil de ses recherches, elle a prélevé des cellules souches et les a disposées à la surface de l’implant, pour favoriser une saine croissance osseuse et a étudié les mécanismes moléculaires qui permettent d’expliquer pourquoi certains matériaux donnent de meilleurs résultats que d’autres. Si les échanges entre les spécialistes de la recherche fondamentale et les chercheurs en orthopédie étaient auparavant plutôt rares, on assiste aujourd’hui à un net rapprochement.

Grâce à ces collaborations, les recherches de la Pre Henderson se juxtaposent à celles que mène Rosaire Mongrain, professeur agrégé au Département de génie mécanique et spécialiste de la mise au point de dispositifs, y compris d’endoprothèses, utilisés pour promouvoir une nouvelle vasculature et favoriser la croissance osseuse. Janet Henderson collabore aussi avec Vassilios Papadopoulos, directeur de l’Institut de recherche du CUSM, qui s’intéresse à la biochimie des hormones stéroïdes et au développement de médicaments, tous deux essentiels à la régénération et à la réparation du tissu osseux et neural. « Il est possible qu’il fasse une découverte qui fonctionne pour le cerveau mais qui peut aussi s’appliquer au tissu osseux, car leurs besoins en facteurs de croissance sont similaires », souligne la Pre Henderson.

McGill possède de solides atouts en neurosciences, en recherche sur le tissu osseux et en orthopédie, ce qui lui a permis de recruter de brillants chercheurs et de fidéliser bon nombre de stagiaires. Entre 1989 et 1998, l’Université McGill a été le siège du Réseau NeuroScience, rattaché aux Réseaux de centres d’excellence financés par le gouvernement fédéral. « Ce groupe existe depuis longtemps et a formé quelques-uns des meilleurs neuroscientifiques au Canada et au Québec », souligne le Pr Carbonetto, qui ajoute que les collaborations sont toujours très actives. Pour Kathleen Cullen, ces solides atouts permettent à McGill de recruter des chercheurs particulièrement doués et novateurs.

Les Prs Henderson et Carbonetto précisent qu’en forgeant de nouveaux liens, ils favorisent le « transfert rapide de connaissances », c’est-à-dire un échange ininterrompu entre chercheurs et cliniciens. « Nous nous chargeons de la dimension fondamentale de l’étude des neurotraumatismes », souligne M. Carbonetto.

« Chirurgiens, ingénieurs et chercheurs en science fondamentale travaillent de concert », précise Janet Henderson. « C’est là toute notre force. »


Cette recherche est financée en partie par les Instituts de recherche en santé du Canada, le Fonds de la recherche en santé du Québec, les Instituts nationaux de santé des États-Unis, l’Agence spatiale canadienne, le Réseau canadien de l’arthrite rattaché aux Réseaux de centres d’excellence et le Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada.