Par Chris Atack
Rapprochant disciplines et nations, le Programme de santé mondiale vise à établir des normes de santé communes pour tous, partout.
Dans bien des domaines (politique, monnaie, langue, culture), les frontières sont bien plus que d’hypothétiques lignes de démarcation. Mais lorsqu’il s’agit de virus, la frontière entre deux pays a aussi peu de sens que les pointillés tracés sur une carte. «L’exemple le plus classique est sans doute l’épidémie de grippe H1N1», explique le Dr Timothy Brewer, directeur du Programme de santé mondiale et professeur agrégé à la Faculté de médecine de McGill. «Des cas ont été recensés au Canada, au Mexique et partout dans le monde. Faire face à une pandémie de grippe est un problème d’ampleur mondiale, pas seulement le lot de quelques pays à faible revenu. En matière de santé, il est faux de croire que les maladies respectent les frontières. Elles nous concernent tous. »
Comme le donne à penser son appellation, le Programme de santé mondiale de McGill (PSMM) revendique une vocation planétaire et la base de données dont il est composé constitue un répertoire central pour la recherche, l’enseignement et les projets en santé, tout en fédérant plus de 70 chercheurs. Rien d’étonnant donc à ce que les disciplines traditionnelles de santé y soient très représentées. L’un des projets de recherche chapeauté par le Dr Brewer, et mené en collaboration avec la Faculté de médecine de Harvard et la Société internationale des maladies infectieuses, a abouti à la création d’une base de données sur les signalements d’épidémies qu’il espère mettre à profit pour mieux reconnaître, et partant, mieux contenir de futures éclosions. Mais Timothy Brewer a pour ambition d’y inclure toutes les disciplines, aussi incongru que cela puisse paraître à première vue.
«Il faut que les ingénieurs, les musiciens, les juristes, les sociologues et les médecins travaillent ensemble sur des projets en santé mondiale », précise-t-il. Le recrutement de spécialistes issus d’autres disciplines est essentiel, car différents problèmes peuvent être étudiés de différents points de vue. « Prenons par exemple le traitement du VIH/sida en Afrique subsaharienne », explique le Dr Brewer. « Pour des questions de droit des brevets, les patients des pays de cette région n’ont pas accès aux médicaments essentiels. Il faut donc que nos collègues de la
Faculté de droit nous aident à trouver des solutions.»
La collaboration entre les différents spécialistes de McGill n’est qu’un début. Le PSMM vise avant tout à rapprocher les chercheurs mcgillois avec les intervenants sur le terrain (ONG, établissements universitaires, gouverne ment). «Il ne suffit pas d’envoyer des experts canadiens dans ces pays pour résoudre un problème donné, puis de les rapatrier une fois leur mission accomplie », explique-t-il. « Il importe de créer des partenariats permettant de trouver, à long terme, des solutions durables à l’échelle locale. »
Aussi diversifiés que puissent être ces efforts, tous les projets entrepris dans le cadre du Programme en santé mondiale de McGill visent un seul et même objectif.
«Nous voulons créer des normes de santé communes pour tous, quel que soit le pays. Comment combler l’écart entre les nantis et les déshérités ? Le travail est immense. Nous avons d’ambitieux projets, à la mesure des enjeux planétaires.»
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Des chercheuses de McGill ont noué un partenariat fructueux avec le ministère de la Santé du Panama. Marilyn Scott, parasitologue et directrice de l’École de l’environnement de McGill et collègue de longue date de Kris Koski, directrice de l’École de diététique et de nutrition humaine, dirige actuellement un projet de recherche sur les relations entre la nutrition et la santé dans un pays où l’extrême pauvreté est une réalité de longue date.
Chez les indigènes Ngöbe-Buglé de l’ouest du Panama, par exemple, des foyers de 10 personnes survivent avec 50 dollars américains par mois, soit 16 cents par personne par jour. Plus de 60 pour cent des enfants ont moins de cinq ans (sujets des recherches de Marilyn Scott) et souffrent de malnutrition chronique, en plus de présenter de multiples maladies infectieuses.
En 2002, Leslie Payne, étudiante à la maîtrise sous la direction des professeures Scott et Koski, s’est rendue au Panama afin de déterminer si une supplémentation en vitamine A pouvait améliorer la résistance aux nématodes parasites qui empêchent l’absorption de nutriments par l’intestin. Ce projet était le premier d’une série d’études cher chant à évaluer les bénéfices des programmes déployés par le ministère panaméen de la Santé. Leslie Payne a découvert que plus de 80 pour cent des enfants indigènes du Panama étaient infectés par des nématodes intestinaux (ou vers). Elle a également fait une découverte étonnante : la supplémentation améliore la résistance des enfants dont la croissance est normale, mais pas celle de ceux souffrant de malnutrition chronique. «Les enfants dont la croissance est compromise manquent non seulement de vitamine A, mais aussi de plusieurs micronutriments », explique la Pre Scott. « Bien que le programme ait amélioré le statut en vitamine A chez ces enfants, d’autres carences nutritionnelles continuent de nuire à leur système immunitaire. » Fort de ces résultats, le ministère de la Nutrition du Panama a déployé un programme continu de supplémentation en vitamine A, associé à des traitements pharmacologiques pour détruire les nématodes intestinaux.
D’autres initiatives du gouvernement panaméen offrent aux familles extrêmement pauvres soit une allocation mensuelle en espèces, soit des bons alimentaires, à condition que les mères scolarisent et fassent vacciner leurs enfants. Pendant deux ans, la candidate au doctorat Carli Halpenny a comparé 225 enfants au sein de familles bénéficiant d’une allocation à 150 enfants de familles recevant des bons alimentaires. Elle a contrôlé leur alimentation pour déterminer quel programme donnait accès à un meilleur régime alimentaire et s’est attachée à déterminer dans quelle mesure les changements alimentaires affectaient le statut nutritionnel et le taux d’infection, par maladie.
À l’occasion d’un colloque tenu en juin, Carli Halpenny a présenté ses résultats préliminaires au gouvernement panaméen ainsi qu’aux représentants de diverses communautés. Il s’agissait d’une étape importante, compte tenu de la volonté des autorités du pays de traduire les résultats de la recherche en initiatives concrètes. La Pre Scott et ses collègues travaillent donc en étroite collaboration avec le gouvernement du Panama pour élaborer des changements de politiques. «Dans la mesure où de nombreux problèmes sont étroitement liés, l’élaboration de politiques commande une grande vigilance », explique-t-elle. « En santé mondiale, il faut souvent tenir compte de différents problèmes. Par exemple, la croissance des nourrissons est non seulement influencée par les infections et l’alimentation, mais également par le statut nutritionnel et infectieux de la mère pendant la grossesse et l’allaitement. L’alimentation et les infections sont à leur tour influencées par les conditions de vie, les pratiques agricoles et l’accès à l’eau. Ensemble, nous tentons de définir des politiques durables qui tiennent compte de tous ces facteurs, de manière à la fois holistique et pluridisciplinaire.»
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Nulle part l’approche pluridisciplinaire n’est-elle plus évidente qu’en traumatologie: une discipline qui amène médecins, chirurgiens, personnel infirmier et affecté aux soins préhospitaliers, de même que techniciens médicaux (voire services policiers), à unir leurs forces. «Dans les pays en développement, les traumatismes constituent un problème majeur», explique le Dr Tarek Razek, directeur du programme de traumatologie du Centre universitaire de santé McGill. «En raison de l’urbanisation et de l’augmentation du trafic routier, l’on assiste à une multiplication des accidents de circulation mettant en cause des piétons ou des cyclistes. Les accidents de travail et la violence sont également d’importants facteurs.»
Le Dr Razek et ses collègues ont collaboré avec l’organisme sans but lucratif Réseau canadien de chirurgie internationale, le Collège universitaire Dar es Salaam Muhimbili et l’Institut d’orthopédie Muhimbili en Tanzanie pour mettre en place des bases de données en traumatologie dans les principaux hôpitaux. (Ils ont par ailleurs collaboré avec des partenaires ougandais et d’autres pays d’Afrique). Récemment, ils ont créé une base de données à Dar es Salaam pour colliger des informations sur tout patient blessé qui se présente à l’Institut d’orthopédie. On y trouve des données démographiques, des informations sur la gravité et le type de blessure ainsi que sur le type d’incident qui en est la cause.
«L’accès à ces catégories de données est important à plusieurs titres », explique le Dr Razek. «Premièrement, il est fondamental de cerner les problèmes, afin de définir les politiques et les optimiser. Les services, les formations et l’éducation doivent être ajustés aux réalités locales. Plus les données s’étoffent, plus il est possible d’évaluer les résultats obtenus par le système de santé. Enfin, les bases de données en traumatologie peuvent permettre l’élaboration de politiques de prévention des blessures.
« Ainsi, la base de données que nous avons créée en Ouganda a permis de constater une hausse importante des blessures chez les enfants. Après enquête, nous avons découvert que ces blessures étaient causées par des accidents survenus durant le trajet de l’école. Nombre d’enfants parcourent de grandes distances à pied avant l’aube et après le crépuscule, dans des zones où les routes sont mal entretenues et où il n’y a ni éclairage ni trottoir. Sachant cela, Alexandra Michailovic, stagiaire en chirurgie et candidate doctorale en santé publique, a mis au point une intervention, de concert avec des partenaires locaux. Des brassards fluorescents d’une valeur de trois cents ont été distribués aux enfants. Ces brassards se révèlent fort efficaces lorsque les phares d’une voiture les éclairent. Depuis la mise en place de ce programme, le taux de blessures a radicalement diminué. L’édification de bases de données n’est pas uniquement une entreprise universitaire. Concrètement, elle peut permettre de sauver bien des vies.»
Pour le Dr Razek et ses collègues, la formation et l’enseignement sont également des activités essentielles. Ces derniers collaborent avec des partenaires locaux, notamment avec des centres d’enseignement en Éthiopie, au Mali et au Rwanda, en faisant appel à des programmes de formation standardisés pour intervenir en cas d’urgence. Grâce à ce programme, des centaines de personnes ont étés formées. «Nous formons tous ceux qui sont aptes à bénéficier d’un tel enseignement », explique le Dr Razek. «Nous offrons une formation à ceux susceptibles d’en tirer profit et de mettre en oeuvre les connaissances apprises. Dans de nombreux cas, nous formons des stagiaires en médecine qui feront l’acquisition d’habiletés précises et de connaissances en gestion générale des blessures. Étant donné qu’il y a très peu de médecins sur le terrain, notre formation s’adresse aussi au personnel médical technique et infirmier.»
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Tous les projets relevant du Programme de santé mondiale de McGill ne sont pas directement en rapport avec les maladies ou les blessures. Parfois, en effet, la santé est un concept plus holistique. Selon les estimations, 300 000 enfants, souvent âgés de moins de 15 ans, sont chaque année enrôlés au sein d’une armée ou d’un groupe paramilitaire. (Des enfants participent à près de 75 pour cent des conflits armés recensés dans le monde.) Myriam Denov, professeure agrégée à l’École de service social de McGill, cherche à mieux comprendre comment ces enfants sont enrôlés de force, comment leur participation à des actes violents affecte leur vie et leur santé mentale après les conflits et comment enfin ils se réinsèrent dans la société. Ses recherches portent sur leur réadaptation à long terme.
La Pre Denov a étudié le cas d’anciens enfants soldats recrutés de force par le Front révolutionnaire uni de la Sierra Leone, lors de la brutale guerre civile qui a ravagé ce pays pendant dix ans, jusqu’en 2002. En collaboration avec Defense for Children International, une petite ONG locale, Myriam Denov a noué non sans peine des liens avec plusieurs centaines d’anciens enfants soldats. La plupart de ces garçons et filles avaient été recrutés de force alors qu’ils étaient âgés entre sept et quatorze ans, voire de quatre ans à peine. Ces enfants étaient aussi contraints de transporter des armes et des munitions, de faire office d’espions et de messagers et de faire la cuisine et la lessive dans les camps militaires. De nombreuses filles ont également été victimes de violences sexuelles répétées et obligées de servir d’«épouses » aux soldats.
Pour la majorité des enfants que la Pre Denov a inclus dans ses échantillons, la réinsertion a été difficile. Familles et communautés refusent souvent de reprendre les anciens soldats, en raison de la honte et de l’opprobre associés à leur affiliation avec les rebelles et à leur participation aux conflits. Les anciennes soldates sont souvent mises à l’écart de leur communauté pour avoir transgressé les rôles sexuels traditionnels et parce qu’elles ont été victimes de violence sexuelle. « Si les besoins des anciens enfants soldats sont importants aux quatre coins du pays, nous avons néanmoins constaté que les garçons et les filles vivant en milieu urbain sont encore moins bien lotis que ceux des régions rurales, car ils sont plus pauvres et ont moins souvent accès à des structures d’aide », explique la professeure. «Nous avons commencé à travailler avec un groupe d’anciens enfants soldats, garçons et filles, vivant dans les bidonvilles de Freetown. Ces enfants font face à une situation incroyablement précaire : la plupart ont perdu leurs parents pendant la guerre, sont sans abri et doivent se battre pour manger régulièrement. Leurs chances d’aller à l’école ou d’occuper un emploi rémunéré sont maigres, et ils vivent au sein d’un milieu empreints d’une grande violence. La plupart survivent avec moins d’un dollar par jour en portant de lourdes charges, en volant, en faisant du trafic de drogues ou en se prostituant.»
Pour aider ces anciens enfants soldats à trouver leur autonomie et à se reprendre en main, la Pre Denov expérimente une méthode participative à caractère communautaire connue sous le nom de PhotoVoice. Avec ses collègues, elle a distribué des appareils photo à un petit groupe de jeunes et leur a appris les rudiments de la photographie. Les jeunes prennent en photo ce qu’ils jugent important dans leur communauté, ce qu’ils apprécient en elle et ce qu’ils aime raient changer. Il s’agit également d’un moyen d’exprimer leurs points de vue sur la vie après la guerre et d’éveiller les consciences à l’égard des enjeux qu’ils doivent négocier au quotidien, du fait de leur marginalisation. L’équipe de recherche prévoit monter une grande exposition de photos à laquelle elle conviera de hauts responsables du gouvernement ainsi que des ONG, des leaders communautaires et diverses organisations.
« Grâce à ce projet, les jeunes peuvent parler de ce qui les préoccupe et les décideurs, responsables gouvernementaux et membres de la communauté peuvent prendre conscience de problèmes souvent invisibles à leurs yeux », explique la Pre Denov. «Compte tenu de l’ampleur des besoins de ces enfants, éveiller les consciences à l’échelle locale et encourager les changements de politiques ne sont que des étapes mineures. » Les problèmes de droits humains à l’origine des conflits n’ont pas tous disparu, notamment en ce qui concerne la marginalisation politique, économique et sociale des jeunes de la Sierra Leone. Il importe de prêter attention aux besoins en matière d’autonomisation et de participation de la jeunesse.
La Pre Denov fait toutefois remarquer que les jeunes ne sont pas passifs ou désarmés relativement aux enjeux de leur réadaptation ou de leur réinsertion sociale.
À Bo, Kenema et Makeni, elle étudie un autre groupe d’anciens enfants soldats convertis en conducteurs de moto taxi et qui ont littéralement inventé leur propre créneau professionnel. La plu part des taxis traditionnels ont été détruits pendant la guerre et un groupe d’ex-combattants a innové en créant le mototaxi. Moins cher que le taxi ordinaire, capable de se faufiler dans les rues encombrées de la Sierra Leone, le mototaxi est des plus utiles. Il faut savoir qu’il est exclusivement piloté par d’anciens enfants soldats et que ces derniersn ont créé leur propre syndicat. «Le mototaxi est un exemple des moyens que les jeunes ont trouvés pour se réinsérer dans la société, en créant leurs propres débouchés et en s’organisant politiquement. Contredisant l’idée que les anciens enfants soldats forment une génération perdue vouée à une vie de violence, cette initiative démontre que ces jeunes sont capables de se frayer un chemin dans la vie et de se reconstruire sainement. Ils relèvent les défis de l’après-guerre en s’organisant en syndicat, sans recourir aux armes.» ■