Par Jeff Roberts
Le Centre de recherche en droit privé et comparé du Québec innove en proposant des programmes de recherche internationaux sur l’enseignement intégré du droit et sur l’internationalisation du droit fiduciaire.
À la Faculté de droit de McGill, chaque étudiant de premier cycle suit des cours de droit civil et de common law : un enseignement inhabituel qui permet de former des juristes aptes à exercer dans les deux grandes traditions juridiques du monde occidental. Montréal est le berceau naturel de ce croisement : alors que le Québec demeure fidèle à la tradition du droit civil, héritée de France, le reste du Canada est régi par la common law, empruntée à l’Angleterre. Mais la philosophie intégrée de McGill n’a pas pour but de maintenir deux solitudes dans leur camp respectif, et ne se limite pas non plus aux seuls murs des salles de cours. De fait, les chercheurs en droit de l’Université mettent à profit la maîtrise des deux traditions pour trouver des moyens précurseurs d’appréhender les enjeux juridiques, qu’ils soient anciens ou nouveaux.
Au coeur de cet ambitieux projet figure le Centre de recherche en droit privé et comparé du Québec (CRDPCQ). Fondé en 1975 par l’éminent professeur de droit civil Paul-André Crépeau, le CRDPCQ étudie le droit privé fondamental, à travers le prisme des deux traditions. Le centre regroupe un nombre important de membres du corps professoral de la Faculté de droit de McGill, de même que des étudiants de premier, deuxième et troisième cycles, des doctorants, des chercheurs d’autres universités du Québec et du Canada ainsi que des professeurs et des invités des quatre coins du monde.
« L’ironie veut que les juristes, qu’ils soient de tradition civiliste ou de common law, se reprochent mutuellement leur manque de souplesse », indique Lionel Smith, titulaire de la Chaire de droit James McGill et directeur du CRDPCQ depuis 2007. « Les juristes de common law considèrent que le Code civil, qui compte peut-être 3 000 articles, est un texte qui a figé le droit, alors que les civilistes estiment que la common law, qui repose sur des règles de source jurisprudentielle (formées au fur et à mesure des décisions), emprisonne les juristes dans une doctrine passée. Mais la vérité est qu’au fil du temps, l’interprétation change la loi. Les deux traditions évoluent sans cesse, et il y a beaucoup d’enseignements à tirer de part et d’autre.»
Reconnu comme l’un des plus grands experts en matière de droit des fiducies au Canada, le Pr Smith ne fait pas que donner des leçons d’interaction juridique, il les vit au quotidien. Il enseignait à l’Université d’Oxford lorsqu’il a intégré le projet international de droit comparé « Common Core of European Private Law», une initiative qui a éveillé son intérêt pour le droit civil. En 2000, il profite de la possibilité qui lui est offerte à McGill d’évoluer dans les deux traditions juridiques.
Mais, pour ce faire, il estime très vite qu’il lui faut impérativement suivre une formation adéquate en droit civil. Alors qu’il était professeur à temps plein et vice-doyen, il a suivi des cours de droit civil à temps partiel à l’Université de Montréal.
Et même si être deux fois plus âgé que ses cama rades de classe ou avoir à concilier responsabilités professionnelles et études n’a certainement pas toujours été facile, il ne regrette pas l’expérience. « Découvrir le droit civil a été pour moi aussi enthousiasmant que lorsque j’ai commencé mes études de droit », se souvient-il. «Peut-être que ce n’était là qu’un prétexte pour revivre cette expérience de jeunesse», ajoute-t-il en riant.
Les chercheurs du CRDPCQ s’intéressent aux points d’intersection, et plus particulièrement au droit et à sa terminologie. Sous le leadership du Pr Smith, le centre perpétue la longue tradition d’élaboration de dictionnaires de droit privé largement utilisés dans les tribunaux et cabinets d’avocats. (Cette recherche se déroule en collaboration avec le Centre de traduction et de terminologie juridique de l’Université de Moncton, le Centre de traduction et de documentation juridique de l’Université d’Ottawa et l’Institut Joseph-Dubuc du Collège universitaire de Saint-Boniface.) Parmi les projets en cours figurent des éditions historiques et critiques des codes civils du Québec. Les travaux menés au centre portent égale ment sur la manière dont les concepts et les normes juridiques sont exprimés en différentes langues. Rattaché au centre, Edmund Coates est le chercheur principal d’une analyse exhaustive de la version anglaise du Code civil du Québec. L’analyse vise à débusquer à la fois de simples erreurs de traduction et à repérer des questions beaucoup plus nuancées de connotation et de signification. (Edmund Coates travaille actuellement avec le ministère de la Justice du Québec pour la mise en place des recommandations linguistiques issues de cette analyse.)
Le Pr Smith souhaite par ailleurs que les activités du centre prennent une dimension beaucoup plus internationale. Il a de ce fait lancé un projet à long terme très ambitieux qui a pour but de comprendre les conséquences de l’approche intégrée de McGill en matière d’enseignement du droit sur la compréhension du droit lui-même. L’un des aspects de ce programme est devenu un projet à part entière : l’étude internationale des fiducies. Généralement considérées comme relevant d’une logique propre aux systèmes juridiques de tradition common law, les fiducies donnent à une personne, le fiduciaire, les moyens juridiques de gérer des biens au nom d’une autre personne, le bénéficiaire. Aujourd’hui, un vaste éventail de biens, qu’il s’agisse de terrains en Italie ou d’actions du New York Times, sont détenus en fiducie. Pourtant, à l’exception du Québec et de la Louisiane, la fiducie est une notion totalement étrangère aux juridictions civilistes. Les pressions des investisseurs internationaux amènent toutefois de plus en plus de pays à s’interroger sur la manière dont ils pourraient concilier le concept de fiducie avec celui de droit des biens civiliste.
À ce chapitre, les contributions du CRDPCQ prendront la forme d’un colloque intitulé « La fiducie dans tous ses États » en septembre 2010. Le centre accueillera des chercheurs du monde entier pour préciser comment les juridictions civilistes et les juridictions mixtes ont réagi ou réagissent à ce concept « étranger ».
« Lorsqu’il est question de fiducie, les juridictions civilistes se tournent vers le Québec », précise le Pr Smith. « Elles s’intéressent tout particulièrement à la solution théorique juridique ayant permis d’intégrer le concept de fiducie au droit des biens civiliste. » Bien que les fiducies fassent partie du droit québécois depuis au moins 1879, ce n’est que dans la version de 1994 que le Code civil du Québec a véritablement officialisé ce concept. L’interprétation que la common law donne de la fiducie (le fiduciaire et le bénéficiaire « possèdent» la même chose, mais de différentes manières) s’oppose à la définition civiliste de la propriété. « En droit civil, soit vous êtes propriétaire, soit vous ne l’êtes pas », explique Lionel Smith.
« La solution du Québec cherche à faire de la propriété détenue en fiducie une propriété “sans propriétaire”. Le fiduciaire détient des pouvoirs de gestion sur un bien, sur lequel le bénéficiaire a des revendications : deux concepts qui cadrent avec le droit civil. »
Ces programmes ont eu l’avantage que leur soit octroyé un financement appréciable issu de nouvelles sources. Au cours des deux dernières années, le CRDPCQ a en effet obtenu une subvention de quatre ans pour des du Fonds québécois de la recherche sur la société et la culture pour des travaux axés sur les conséquences de l’approche intégrée de l’enseignement du droit, et une subvention de trois ans pour des recherches sur les fiducies du ministère du Développement économique, de l’Innovation et de l’Exportation du Québec. Ce ministère finance habituellement les études portant sur des innovations commerciales, mais le professeur Smith a réussi à le convaincre que la notion de fiducie au Québec était une innovation à part entière, à un point tel qu’elle a retenu l’attention des juristes de France, et même de Chine. « L’inscription de la notion de fiducie dans le Code civil du Québec est symbolique ment très significative pour la tradition civiliste », précise-t-il. « Dans cette perspective, la fiducie n’est pas un concept particulier qui existe pour servir un objectif commercial ou autre, mais bien un élément du droit fondamental qui s’applique à tout un chacun et que tout un chacun peut utiliser. De nombreux pays s’intéressent à la manière dont ce concept est mis en oeuvre au Québec et à la façon dont la province est parvenue à surmonter les obstacles à son inclusion dans son code civil. » Plusieurs questions théoriques sur la fiducie au Québec demeurent toutefois irrésolues, et certaines d’entre elles feront l’objet d’études de la part de chercheurs postdoctoraux rattachés au centre. « Nous pouvons apprendre au contact d’autres systèmes juridiques et d’autres juristes, tout comme ils peuvent apprendre au nôtre. Si le centre peut jouer un rôle à ce chapitre, j’en serai très heureux. » ■