Matière gris(onnante)

Par Philip Trum

Bien avant que vous ne vous en rendiez compte, la maladie d’Alzheimer peut avoir pris possession de vous. Lorsque les premiers symptômes se manifestent, il est alors impossible de faire marche arrière. Le Dr John Breitner et les chercheurs du nouveau Centre d’études sur la prévention de la maladie d’Alzheimer s’attachent à suivre l’évolution de la maladie chez les personnes encore asymptomatiques. Ce faisant, les chercheurs ouvrent la voie à des interventions thérapeutiques précoces grâce auxquelles des millions de personnes pourront être épargnées des affres de la démence.

John BreitnerEn juin 2009, le Pr Judes Poirier téléphone au Dr John Breitner pour lui faire une offre. Chercheur accompli et ancien directeur du Centre d’études sur le vieillissement de McGill, Judes Poirier savait que l’Université était un pôle d’excellence en neurochimie et en imagerie cérébrale, mais qu’elle avait besoin d’un spécialiste apte à fédérer ces deux atouts dans le cadre d’une initiative entièrement dédiée à la prévention du pire fléau que puissent connaître les personnes âgées : la démence de type Alzheimer. Le Dr Breitner, éminent épidémiologiste et gérontopsychiatre connu pour ses recherches sur la maladie d’Alzheimer aux universités Duke et Johns Hopkins, puis à l’Université de Washington-Seattle, était l’homme tout désigné. Connaissant les atouts de McGill, le Dr Breitner a voulu saisir cette occasion. « J’ai dit à Judes qu’il me fallait quelques jours pour réfléchir aux raisons susceptibles de m’inciter à refuser », se souvient-il. Moins d’un an plus tard, il s’installait à Montréal.

Telle qu’on la connaît aujourd’hui, la maladie d’Alzheimer est un processus chronique et évolutif, caractérisé par une perte du fonctionnement cérébral aboutissant à la démence. Ce qui peut parfois débuter par des pertes de mémoire relativement bénignes peut progresser régulièrement au point que les personnes qui souffrent de démence finissent par présenter des troubles du langage et de la coordination.

« Au stade terminal, la maladie d’Alzheimer fait peser de nombreux risques de santé sur les patients, comme la pneumonie, en raison de l’immobilité prolongée dans laquelle ils sont confinés », explique le Dr Breitner, aujourd’hui professeur au Département de psychiatrie et des sciences du comportement de McGill et directeur du Centre d’études sur la prévention de la maladie d’Alzheimer à l’Institut universitaire en santé mentale Douglas. Il est également le premier titulaire de la Chaire de recherche sur la prévention de la démence Pfizer. « Il ne faut pas se leurrer : la proportion de personnes âgées atteintes de démence de type Alzheimer est phénoménale, et son incidence double à chaque tranche de cinq ans. Ainsi, 30 à 50 pour cent des personnes âgées entre 85 et 90 ans sont atteintes d’une forme de démence de type Alzheimer. Chez les gens du troisième âge, il s’agit de l’une des principales causes de décès. Les chiffres augmentent et les statistiques sont terrifiantes. »

Même si la maladie ne se déclare pas avant un âge avancé, son installation est lente et progressive et peut remonter dès le début de l’âge adulte. Du fait de sa nature insidieuse, sa prévention constitue un enjeu de taille, croit le Dr Breitner. Mais cela ne veut pas dire qu’il faille baisser les bras pour autant. « Il n’est pas nécessaire de prévenir complètement la maladie. Il faudrait plutôt interrompre le processus pathologique en période asymptomatique et ainsi empêcher la progression de la démence. »

Les personnes atteintes peuvent être confuses, irritables et sujettes à des sautes d’humeur, mais la caractéristique principale de leur maladie est, de loin, la démence. Celle-ci est non seulement dévastatrice pour les patients, mais elle peut aussi avoir des effets catastrophiques sur les familles et les proches qui assistent impuissants aux ravages de la maladie. (Bien qu’elle ne soit pas la seule cause de démence, elle en est la principale.) Mais longtemps avant toute manifestation évidente de la maladie d’Alzheimer (ou en présence de difficultés cognitives encore très éloignées de la démence), il se produit un certain nombre de changements identifiables dans certaines régions essentielles du cerveau. Ce sont précisément ces changements qui intéressent le Dr Breitner.

Au début des années 1990, John Breitner et ses collègues de l’Université Duke étudiaient les facteurs environnementaux associés à l’élévation du risque de démence de type Alzheimer. Ils ont alors remarqué que les personnes qui prenaient régulièrement des anti-inflammatoires de prescription courante (comme l’ibuprofène ou le naproxène) pour soigner leurs douleurs arthritiques étaient moins sujettes à la démence. S’agissait-il d’un lien de causalité? Seul un essai de contrôle aléatoire pouvait répondre à cette question. L’équipe du Dr Breitner, aujourd’hui à l’Université Hopkins, a alors recruté 2 500 personnes en bonne santé exposées à un risque majoré de maladie d’Alzheimer (les personnes dont un des parents est atteint de la maladie d’Alzheimer ont deux à trois fois plus de risques de développer cette maladie). Certains sujets ont reçu un anti-inflammatoire, d’autres un placebo. Les résultats de cette étude de 12 ans ne seront pas disponibles avant 18 mois, mais les chercheurs ont déjà observé des changements chimiques dans le liquide céphalorachidien de personnes prenant des anti-inflammatoires. Or, les marqueurs biologiques présents dans le liquide céphalorachidien, que l’on peut prélever par simple ponction lombaire (une procédure tout à fait bénigne), constituent les meilleurs indicateurs de la physiologie du cerveau, après les échantillons de tissu cérébral proprement dits (prélevables uniquement par voie chirurgicale).

« Nous avons récemment constaté que l’on peut observer les mêmes changements chimiques dans le liquide céphalorachidien de personnes normales que ceux qui caractérisent une démence de type Alzheimer », explique le Dr Breitner, « et que les personnes chez qui ces changements sont détectés finissent en règle générale par présenter des déficits cognitifs et une démence. Nous pensons que les changements observables dans la chimie du liquide céphalorachidien sont en réalité les signes avant-coureurs d’un processus cérébral dégénératif, et ce, parfois longtemps avant la manifestation du moindre symptôme. » Les recherches menées par le Dr Breitner ont permis de montrer que les sujets à qui des anti-inflammatoires avaient été administrés dans le cadre de l’étude présentaient un meilleur profil chimique céphalorachidien (autrement dit, affichant moins de signes de démence latente) que ceux traités par placebo. « Cette découverte ouvre des perspectives totalement inédites. S’il est possible de détecter les traces de la maladie chez des personnes encore asymptomatiques, il devrait également être possible de modifier ces signaux par des traitements. Nous pensons par conséquent qu’il est utile d’expérimenter des agents potentiellement préventifs. »

L’étude sur les anti-inflammatoires touche à sa fin, mais le Dr Breitner prépare déjà l’étape suivante. Il recrute actuellement une cohorte de sujets à risque, mais en bonne santé, âgés de 60 ans et plus, pour une étude qui évaluera cinq interventions possibles (voir encadré). Jusqu’à 500 personnes seront suivies pendant un à deux ans et les changements qui se produisent dans la physiologie cérébrale (mesurés par des analyses du liquide céphalorachidien et des examens d’IRM) seront comparés à leurs performances cognitives. Le chercheur espère débuter cette étude en fin d’année.

« Je suis venu à McGill, car c’est une université visionnaire qui a compris que la lutte contre la maladie d’Alzheimer passe par la prévention. Le principal enjeu de la prévention tient à l’identification de traitements et d’interventions ayant une forte probabilité de succès. D’importants moyens financiers ont été consacrés à des projets stériles. Ainsi, la faiblesse des données préliminaires sur le rôle du ginkgo biloba dans l’amélioration de la mémoire, par exemple, n’a pas empêché que l’on dépense plus de 35 millions de dollars à des recherches sur ses effets, sans le moindre succès. Je n’y verrais aucune objection si nous disposions de ressources illimitées, mais ce n’est pas le cas. La démence occasionne déjà une véritable crise de santé publique qui pourrait prendre des proportions catastrophiques au cours des décennies à venir. Il est donc temps d’évaluer les traitements ayant de bonnes chances de réussir. »

Cette recherche bénéficie du soutien de la Fondation de la recherche en santé mentale Douglas.

Photo utilisér avec la permission de John Breitner