Longue vie aux oxydants!

By Alison Ramsey

Fini les « superaliments » riches en antioxydants. À l’aide de nématodes mutants, Siegfried Hekimi jette une pierre dans la mare de la théorie du vieillissement.

Quiconque s’intéresse ne serait-ce que marginalement à la nutrition a entendu parler du rôle des antioxydants dans la lutte contre le vieillissement. La théorie du stress oxydatif a été formulée il y a plus de 50 ans, et il est aujourd’hui largement admis que les agents oxydants sont toxiques pour les structures moléculaires de la cellule. Même la presse grand public se fait régulièrement l’écho des vertus des plus récents « superaliments » prétendument gorgés d’antioxydants : baies d’Açai, pomme grenade et haricots pinto confondus.

Pourtant, une nouvelle théorie commence à faire son chemin.

Référence photographique : Rachel Granofsky
Voilà en effet plus de dix ans que le professeur de biologie Siegfried Hekimi élève des nématodes (petits vers cylindriques et effilés de l’espèce Cænorhabditis elegans) qu’il gave d’oxydants, autrement dit de radicaux libres, qu’on appelle également espèces réactives de l’oxygène (ERO). Si la théorie des antioxydants était vraie, alors les C. elegans mutants devraient vivre moins longtemps. Or, l’inverse se produit.

« Il est parfois possible de dissocier complètement le stress oxydatif de la durée de vie animale », affirme le chercheur d’origine suisse.

Des expériences comparables menées sur des souris ont conforté ses résultats et lui ont permis de formuler sa propre théorie : les espèces réactives de l’oxygène sont le résultat d’une réaction de stress aux dommages causés par le vieillissement. Étude après étude, le Pr Hekimi démonte patiemment la théorie du stress oxydatif, conforte sa propre théorie et rend compte de ses résultats dans des revues comme Genetics, Science, Developmental Cell, Aging, Cell, PLoS Genetics et, en décembre dernier, PLoS Biology (un nouvel article sur cette question est d’ailleurs en cours de révision).

Formulée pour la première fois en 1954, la théorie du stress oxydatif repose sur l’observation que les dérivés réactifs de l’oxygène augmentent progressivement avec l’âge, et stipule que le vieillissement est attribuable à l’accumulation progressive de dommages oxydatifs causés par les ERO aux structures cellulaires, aux macromolécules (y compris aux protéines, acides nucléiques, acides aminés et lipides), et, en particulier, à l’ADN. Cette théorie ne permet toutefois pas d’expliquer les observations scientifiques récentes, y compris celles du Pr Hekimi, selon lesquelles il n’existe pas de corrélation précise entre la production d’espèces réactives de l’oxygène et la longévité de certaines espèces. Ainsi, certains mutants de C. elegans vivent remarquablement longtemps, et ce, malgré une production élevée d’ERO, et des dommages oxydatifs importants.

Siegfried Hekimi ne conteste pas le fait que les ERO augmentent avec l’âge. Pas plus qu’il ne conteste les données scientifiques établissant un lien entre l’augmentation d’ERO et le développement de maladies liées à l’âge comme le cancer, les cardiopathies et le diabète. Il propose toutefois une interprétation différente.

« De plus en plus de preuves indiquent que les ERO peuvent induire des réponses bénéfiques au stress cellulaire causé par le vieillissement. » Elles pourraient en effet faire office de signal chez les jeunes mutants, et déclencher des changements dans l’expression des gènes pour prévenir ou retarder les effets du vieillissement. Mais jusqu’à un certain point tout de même : au fil du temps, des concentrations toujours plus élevées d’ERO peuvent inverser ces réponses et devenir nocives, là où précisément elles se sont montrées bénéfiques auparavant.

Âgé de 54 ans, Siegfried Hekimi décrit ses recherches avec le dynamisme et l’enthousiasme de l’athlète professionnel qu’il fut un temps. Avant d’obtenir un doctorat en biologie à l’Université de Genève, il a en effet pratiqué pendant six ans le cyclisme professionnel à temps plein, et a même participé au Tour de France et au Giro d’Italie. Progressivement, il en est venu à la conclusion que « le sport professionnel n’est pas un sport, mais une profession. Après quelques années, ce n’est plus un plaisir. Ce qui compte, c’est gagner par quelque moyen que ce soit, que le chemin qui mène à la victoire soit ou non intéressant ou agréable ». La voie que le Pr Hekimi suit à l’heure actuelle est pour le moins intéressante. « La recherche scientifique, c’est un peu une onde de choc », explique-t-il. « On a toujours l’impression d’être perdu, et tout est toujours nouveau. Si ce n’était pas le cas, ce ne serait pas de la science. Bien sûr, cela est difficile. »

Siegfried Hekimi était bien loin de se douter qu’il allait jeter un pavé dans la mare de la théorie du vieillissement lorsqu’il faisait ses recherches postdoctorales au Laboratoire de biologie moléculaire de Cambridge, en Angleterre, à la fin des années 1980. En effet, alors qu’il tentait de trouver de nouveaux gènes mutants affectant le développement du système nerveux chez C. elegans, il a remarqué le comportement étrange d’un clone doté d’un gène clk-1 modifié.

« J’ai repéré des vers qui auraient dû être adultes, mais qui étaient en fait très petits », se souvient-il. « Je me suis dit qu’ils devaient être très malades, et qu’ils ne grandiraient probablement jamais. » Pourtant, quelques jours plus tard, ils étaient adultes, et en parfaite santé. La surprise fut totale.

Sa curiosité en fut piquée, et il commença alors à étudier les cycles comportementaux des nématodes, cycles normalement tous contrôlés de manière très coordonnée et structurée. À l’instar de la fréquence de défécation, plusieurs autres comportements, comme le pompage ou la ponte, sont très réguliers et produisent une courbe classique en forme de cloche.

Les vers mutants clk-1, eux, ne se conformaient absolument pas à ces règles. Bien qu’en parfaite santé, certains se développaient deux, voire trois fois moins vite. « Bizarrement, leur courbe était complètement plate. Il n’y avait aucun pic, aucune durée particulière à l’égard du développement; ce qui semblait parfaitement illogique. » Les nématodes et les souris clk-1, a-t-il alors observé, présentaient des concentrations supérieures à l’égard des espèces réactives de l’oxygène, mais vivaient pourtant plus longtemps – ce qui était en contradiction complète avec la théorie du vieillissement par stress oxydatif.

Mais les expériences sur des nématodes et des souris peuvent-elles vraiment ébranler la théorie du stress oxydatif et son effet chez l’humain? « Cette théorie stipule que le stress oxydatif est la cause du vieillissement des organismes, quelle que soit l’espèce. Impossible de dire “Oh, mais il y a une exception pour votre mutant” », réplique d’emblée le Pr Hekimi. Il ne faut pas s’attendre pour autant à ce que les nutritionnistes se rétractent sous peu. La théorie du stress oxydatif est solidement ancrée dans la communauté scientifique, comme elle l’est d’ailleurs dans l’esprit du public.

« C’est devenu un véritable dogme religieux », explique le Pr Hekimi. Sans parler de l’immense industrie qui s’est développée autour de ce concept, sous la forme de produits et compléments alimentaires et de cosmétiques.

« C’est une théorie raisonnable et plausible qui a tout pour séduire l’entendement humain », explique le Pr Hekimi. « Le soleil se lève chaque matin, donc le soleil tourne autour de la Terre, n’est-ce pas? Il existe une quantité incroyable de données corrélatives sur le stress oxydatif. Mais allez expliquer que les données sont valables et que la théorie est fausse. Les gens ont tout naturellement du mal à vous croire. »

Ayant pris conscience qu’il ne pouvait « étudier chaque question », le Pr Hekimi en a retenu deux. Si les espèces réactives de l’oxygène peuvent prolonger l’espérance de vie, comment s’y prennent-elles? « Par quel mécanisme? Quels autres gènes interviennent dans la transmission du signal? Ce mécanisme a un objectif que nous ne connaissons pas encore. » Et à quoi pourra bien servir le décryptage de ce mécanisme? « Mais à tout! », s’exclame le Pr Hekimi. « Nous ne savons pas vraiment ce qui cause le vieillissement. En trouvant comment les espèces réactives de l’oxygène modèrent le rythme du vieillissement, il nous sera peut-être possible d’imiter ce modèle dans le contexte médical. »

Une chose est sûre cependant, ni les travaux du chercheur ou de quiconque ne permettront de trouver du jour au lendemain le secret de la longévité.

« En l’espace de trois siècles, l’espérance de vie moyenne a été multipliée par trois. Mais cela n’a rien à voir avec les recherches génétiques, les vaccins ou les progrès de la médecine », explique-t-il. Le prolongement de l’espérance de vie résulte davantage de l’amélioration des systèmes d’assainissement, de l’abondance des denrées alimentaires et des conditions de vie généralement plus faciles. Il y a 300 ans, certaines personnes vivaient déjà longtemps. « Nous ne vivons pas nécessairement plus longtemps; en fait, tout le monde vit plus longtemps. L’espérance de vie a ses limites. En théorie, nous pourrions agir sur ses limites. Peut-être vivrons-nous un tout petit peu plus longtemps dans quelques siècles. Mais ses limites ne pourront pas être repoussées de manière radicale, et affirmer le contraire relève de la charlatanerie. »

Après avoir quelque peu ébranlé la théorie du stress oxydatif, Siegfried Hekimi s’intéresse à un autre mythe, celui de l’inflammation et de son effet prétendument nocif.

« Les scientifiques sont d’avis que l’inflammation est la cause de tous les maux. S’il ne fait aucun doute qu’elle soit à l’origine de certaines douleurs et formes de maladies cardiaques et de cancers, je pense qu’elle est néanmoins globalement positive. Et bien qu’il lui arrive parfois d’échapper à tout contrôle, elle est malgré tout bénéfique la plupart du temps. » Les recherches préliminaires du Pr Hekimi confirment que les biomarqueurs du vieillissement sont moins nombreux chez les souris dont le système immunitaire fonctionne à plein régime.

Au cours des 27 dernières années, le Pr Hekimi a fait une autre découverte : la science n’a rien à voir avec le cyclisme professionnel. Elle procure un plaisir bien plus durable.

Siegfried Hekimi est titulaire de la Chaire de biologie du développement Robert Archibald et Catherine Louise Campbell. Son laboratoire bénéficie de subventions des Instituts de recherche en santé du Canada, de la Fondation canadienne pour l’innovation et de l’Institut de recherche de la Société canadienne du cancer.