L’intoxication alimentaire à la loupe

Par Philip Trum

Le Département des sciences alimentaires et de chimie agricole célèbre un quart de siècle de recherches et s’apprête à dévoiler une innovation qui fera date: une technologie infrarouge spécialisée qui identifie des agents pathogènes d’origine alimentaire.

Chaque année, plus de 12 millions de Canadiens contractent une maladie d’origine alimentaire. Toujours désagréables, parfois fatals, les aliments de piètre qualité ont un coût élevé : certains estiment à 1,3 G $ par an – pour le Canada seulement – la perte de productivité et les soins médicaux que causent les bactéries, dont la salmonelle et E. coli.

Depuis 25 ans, les chercheurs du Département des sciences alimentaires et de chimie agricole s’attachent à éviter le déclenchement même de ces réactions microbiennes fâcheuses. Or, un des projets phares du département envisage le problème différemment : détecter la nourriture avariée aussi vite que possible pour que personne n’en consomme.

«Chaque organisme a une signature infrarouge, aussi unique qu’une empreinte digitale », explique Ashraf Ismail, professeur agrégé du Département. La spectroscopie infrarouge à transformée de Fourier (IRTF) est en quelque sorte la loupe qui permet de déceler cette empreinte, et un moyen efficace d’identifier des agents pathogènes d’origine alimentaire en une fraction du temps qu’il le faut d’ordinaire.

Lorsque le Groupe de recherche en infrarouge (IR) de McGill a amorcé ses travaux à l’aide d’IRTF, l’application alimentaire de la technologie se limitait à analyser la composition nutritionnelle du lait. Mais les professeurs Ismail et Frederick R. van de Voort jugeaient que cette technologie avait un plus grand potentiel en matière de sciences alimentaires et d’analyse des aliments. Aujourd’hui, le Groupe IR compte l’une des installations de recherche en spectroscopie IRTF les mieux équipées au monde.

Le processus commence par la culture bactérienne de l’aliment en question (la réglementation de Santé Canada en matière d’analyse bactérienne exige une culture en laboratoire) qui prend de huit à 48 heures. Après avoir déposé une minuscule quantité de la culture sur une lame transparente à l’infrarouge, un analyste mesure l’absorption de lumière infrarouge par la bactérie à l’aide d’un spectromètre IRTF. Le spectre alors obtenu est harmonisé à une base de données de spectres réunissant des centaines de bactéries. Distinguer la bactérie mystère nécessite moins de deux minutes. En général, l’analyse en laboratoire, issue de nombreux tests biochimiques, s’échelonne sur au moins 24 heures, en plus de la période nécessaire à la culture.

« Il suffit d’étaler un échantillon sur une lame de verre, de l’éclairer d’une lumière infrarouge, et le tour est joué », confie le professeur Ismail. «On ne peut faire plus simple, et les coûts indirects sont pratiquement nuls. »

En août, le Groupe IR a conclu une série de tests de provocation de Santé Canada. Les chercheurs ont d’abord placé une bactérie connue dans cinq types d’aliments. Ils ont ensuite extrait l’organisme, l’ont cultivé et l’ont repéré en procédant à une analyse par IRTF de deux minutes et à la méthode standard de 24 heures. Le taux de succès a invariablement atteint cent pour cent.

«Nous sommes arrivés à un coefficient de confiance comparable à celui d’autres techniques », souligne avec fierté le professeur Ismail. « La prochaine étape est de reproduire les tests en utilisant des agents pathogènes inconnus. »

L’avantage temps de la technologie IRTF a des incidences majeures. Repérer rapidement la bactérie qui infecte un approvisionnement alimentaire présente un avantage indéniable. Le retrait rapide et efficace de produits contaminés atténue les effets secondaires potentiels d’agents pathogènes d’origine alimentaire, car il vaut certainement mieux prévenir que guérir.

À ce jour, de nombreux partenariats avec des entreprises ont été noués, dont un dans le cadre duquel les professeurs van de Voort et Ismail ont aidé Frito-Lay à déterminer la date de péremption de ses croustilles, en fonction du profil d’oxydation spécifique de chaque lot d’huile à friture. (Car il n’existe pas de date de conservation unique; seul le profil détermine la durée de fraîcheur du lot une fois hors de l’usine.)

Maintenant que la technologie d’identification bactérienne IRTF a fait ses preuves auprès de Santé Canada, le professeur Ismail estime que c’est au tour du secteur privé de prendre la relève. Le Groupe IR coopère avec le Bureau de la recherche subventionnée de McGill pour mettre en place les conditions propices aux perspectives d’avenir de cette technologie, hors du laboratoire. La suite idéale serait la conversion de la technologie IRTF en un appareil portatif que pourraient utiliser les organismes de réglementation lors de vérifications ponctuelles dans les supermarchés, ou des responsables de la sécurité pour l’inspection de chaînes de production. Le professeur Ismail aimerait beaucoup voir un tel développement, dont, assurément, il ne sera pas le maître d’œuvre.

« Je suis biochimiste. Je me passionne pour les protéines, les micro-organismes et les produits alimentaires. Je travaille dans un laboratoire de recherche, et non dans un centre de développement de produits. Notre équipe a démontré la faisabilité, mis au point le logiciel ainsi que le système d’analyse et formé les étudiants à l’utilisation de cette technologie – dont bon nombre ont d’ailleurs contribué à la conception. Il revient maintenant à l’industrie d’en faire un produit pour divers segments de marché. Voilà 20 ans que je me consacre à cette technologie. Je crois qu’il est temps pour moi de passer à autre chose. »

Et, conclut-il en souriant:«J’ai tellement de plaisir que j’ai peine à croire qu’on me paie pour cela. »

Le Groupe de recherche en IR de McGill a obtenu le soutien du CRSNG, dans le cadre des Subventions de recherche et développement coopérative, en vertu desquelles le gouvernement fédéral accorde dans une proportion deux tiers, un tiers les fonds consentis par l’industrie. Le partenaire industriel du projet est Technologies Agilent (Canada). Le Groupe de recherche en IR de McGill a également collaboré avec Santé Canada et l’Administration des aliments et drogues des États-Unis à la mise au point de la technologie d’identification bactérienne IRTF.