L'héritage de la maltraitance chez l'enfant

Par Mark Reynolds

Quel est le lien entre la maltraitance chez l’enfant et le suicide chez l’adulte? Une étude laisse penser que les sévices physiques et psychologiques subis pendant l’enfance provoquent des changements dramatiques et durables dans le cerveau des garçons, augmentant le risque de suicide à l’âge adulte.

Après un suicide, famille, amis et proches se heurtent à une interrogation douloreuse : pourquoi? Un élément de réponse a récemment été découvert à l’issue d’une recherche menée par l’équipe du nouveau Programme Sackler en épigénétique et psychobiologie à l’Université McGill. Les chercheurs ont découvert un aspect biologique pouvant être lié au suicide chez les hommes. Des études ont préalablement associé les sévices physiques et psychologiques chez l’enfant au suicide, mais l’équipe Sackler a quant à elle découvert que les suicidés ayant été victimes d’abus tôt dans la vie portaient un trait épigénétique distinct rattaché à l’ADN. Cette découverte constitue une immense avancée pour l’épigénétique, ou l’étude de l’influence des facteurs environnementaux sur l’expression des gènes, et pourrait contribuer à mieux comprendre le suicide, voire à le prévenir.

Cette découverte est issue d’une source qui, bien que sinistre, soit indispensable. La Banque de cerveaux des suicidés du Québec (BCSQ) compte de multiples échantillons de tissu cérébral de victimes de suicide préservés dans les éprouvettes en pyrex du congélateur de l’Institut universitaire de santé mentale Douglas. Chaque fois que le Bureau du coroner du Québec établit que la cause d’un décès est le suicide, il contacte le professeur de psychiatrie Gustavo Turecki, directeur du Groupe d’études sur le suicide de l’Université McGill, rattaché à l’Institut universitaire en santé mentale Douglas. Les chercheurs de ce groupe demandent ensuite aux proches s’ils acceptent de donner un échantillon de tissu cérébral à la BCSQ. Les chercheurs axent leurs travaux au-delà du cerveau du sujet. Au moyen d’entretiens standardisés et homologués menés auprès d’amis, de membres de sa famille et du conjoint, les chercheurs s’attachent à véritablement connaître le défunt, pour en dresser un portrait psychologique et médical complet.

Dès 2006, ces données et les échantillons de tissu cérébral correspondants ont été confiés à Patrick McGowan, boursier postdoctoral en médecine au laboratoire du Pr Michael Meaney. Patrick McGowan était alors de retour à Montréal, après avoir terminé des études de premier cycle à l’Université Concordia et obtenu un doctorat à l’Université Duke, en Caroline du Nord, et était particulièrement intéressé par les travaux que Michael Meaney a menés avec Moshe Szyf, titulaire d’une chaire James McGill au Département de pharmacologie et de thérapeutique. Dans un article aujourd’hui célèbre publié en 2004 dans Nature Neuroscience, les Prs Meaney et Szyf ont démontré que l’expression génétique chez le bébé rat pouvait être affectée par l’attention et les soins prodigués par la rate. Plus cette dernière lèche et s’occupe de son nourrisson, moins ce dernier est anxieux; autant de changements comportementaux qui se reflètent dans l’expression génétique. L’ADN des rats n’avait bien sûr pas changé, seule différait leur ” méthylation ” (revêtement chimique sur l’ADN qui détermine le fonctionnement des gènes).

Les Prs Meaney et Szyf ont travaillé exclusivement sur des modèles de rats, et Patrick McGowan a été fort enthousiasmé lorsqu’on lui a proposé de porter l’étude de l’épigénétique à un autre niveau. De retour à l’Institut Douglas, le Dr Turecki, qui suit de près les travaux des Prs Meaney et Szyf, a aussitôt reconnu l’utilité de la banque d’échantillons de tissu cérébral de suicidés. ” Il m’est alors apparu que nous étions particulièrement bien placés pour entreprendre des recherches translationnelles “, explique-t-il. ” L’occasion nous était offerte d’expérimenter les théories élaborées à l’aide de recherches sur l’animal et de voir si elles pouvaient être appliquées à l’humain. ”

” Je n’avais jamais encore eu la possibilité de travailler sur des échantillons humains “, raconte Patrick McGowan. ” Si nous pouvions le faire pour l’animal, pourquoi pas pour l’humain? Nous avions à notre disposition des échantillons de tissu cérébral et des données complètes sur les sujets concernés. ”

L’équipe de Patrick McGowan a utilisé une cohorte de 36 échantillons de cerveaux mâles. Un tiers provenait de suicidés victimes de maltraitance pendant l’enfance, un tiers de suicidés non victimes de maltraitance et un tiers de sujets témoins. Les chercheurs ont découvert que les suicidés ayant subi des sévices présentaient des marques spécifiques de méthylation épigénétique, absentes sur les sites d’ADN chez les sujets des deux autres groupes. Les chercheurs ont pu démontrer que ces marques influençaient le fonctionnement de l’axe hypothalamo-pituitaire-surrénalien (HPS).

L’axe HPS joue un rôle essentiel dans la gestion du stress. Il est à son tour géré par un ensemble de gènes activés dans l’hippocampe, dont un portant une marque épigénétique issue de la maltraitance chez l’enfant. Une activité anormale dans l’axe HPS en réponse au stress est largement liée au suicide. Le Dr Turecki explique qu’aucune distinction n’a été opérée dans les cohortes entre la gravité ou la nature des sévices subis. ” La gravité est une dimension subjective – l’impact est beaucoup plus important. ”

L’étude a été publiée dans le numéro du 22 février de Nature Neuroscience. L’équipe mcgilloise affectée à cette recherche est également composée d’Ana C. D’Alessio et de Benoît Labonté, de l’associée de recherche Aya Sasaki et du technicien en recherche Sergiy Dymov. Les liens entre le suicide, le stress et la maltraitance étaient déjà connus. Cette découverte démontre toutefois, du moins en partie, exactement comment cette relation opère au niveau biologique. Bien que le psychiatre ne souhaite pas se prononcer sur l’éventuelle application de cette constatation, il affirme néanmoins qu’elle a ouvert de nouvelles perspectives en santé mentale. ” Pour moi, cette découverte est un pas vers la compréhension de l’impact décisif d’expériences précoces sur la santé mentale “, indique le Dr Turecki.

Patrick McGowan pense que les modèles épigénétiques peuvent servir d’outils diagnostiques précieux, à condition que les marqueurs correspondants puissent être détectés par analyse sanguine. Mieux encore, l’on pourra ultimement manipuler le processus de méthylation pour en annuler les effets indésirables. Chez le bébé rat, l’administration du médicament TSA ajoutée aux infusions de l-méthionine directement au cerveau a déjà donné de bons résultats à l’égard de la modification des modèles de méthylation. ” Les infusions de l-méthionine sont particulièrement intéressantes. En effet, la l-méthionine est à la fois un acide aminé essentiel et un supplément nutritif populaire. Comme on l’a constaté par des résultats recueillis auprès de l’animal adulte, il est possible que les traitements comprennent ultimement l’administration de médicaments modifiant le modèle épigénétique cérébral. La clé serait de découvrir comment cibler ces médicaments, lesquels entraînent de multiples effets, vers des gènes spécifiques. Il serait également intéressant de se pencher sur le rôle protecteur de l’intervention sociale et sur son incidence à l’égard de la méthylation de certains gènes “, a précisé M. McGowan.

Pour le Pr Szyf, récemment nommé titulaire de la nouvelle Chaire professorale en pharmacologie GlaxoSmith-Kline-IRSC, cette étude est vraisemblablement la première qui permette d’observer un lien évident entre les environnements sociaux humains et le code épigénétique. ” Ces liens sont dynamiques et agissent tout au long de la vie “, précise-t-il. ” Ce ne sont pas uniquement les substances chimiques qui affectent ces mécanismes, mais aussi l’environnement social, voire politique. ” Cette découverte récente soulève de nombreuses autres questions sur les liens mystérieux entre l’environnement et l’ADN. Si la maltraitance peut affecter les  gènes de victimes, qu’en est-il alors de ceux qui ont grandi dans des pays déchirés par la guerre et l’oppression? Quel effet l’alimentation, voire la musique, a-t-elle sur l’ADN? Et si l’environnement social exerce un effet aussi marqué sur ce que nous sommes et devenons, force est alors d’admettre qu’il n’existe alors pratiquement aucun domaine de l’entreprise humaine dénué d’impact sur notre code épigénétique. ” Pour comprendre la santé humaine et la maladie, nous devons étudier l’humain dans son véritable contexte environnemental. ”

Qu’en est-il du vieux débat sur les rôles respectifs de la nature et de la culture? Eh bien, tout porte à croire que l’épigénétique offre une troisième voie : les deux. La recherche médicale a tôt fait de démontrer qu’en dépit de la présence de séquences d’ADN quoi soient tout à fait les mêmes, la santé et la personnalité de vrais jumeaux sont souvent distinctes. Dans bien des cas, l’influence environnementale est utilisée pour expliquer de telles incompatibilités à l’égard des gènes et des traits – et cette nouvelle étude démontre que l’environnement peut en effet modifier de manière directe l’activité du génome.

” Inné ou acquis : il s’agit là d’une dichotomie de tout temps erronée “, affirme Patrick McGowan, avant de citer Donald Hebb, le célèbre neuroscientifique de McGill : ” C’est comme se demander ce qui prime dans la surface d’un rectangle : la longueur ou la largeur? ”

Cette recherche a été financée par les Instituts de recherche en santé du Canada et l’Institut national sur la santé et le développement chez l’enfant des États-Unis.