Par Thierry Harris
L’humanité a besoin de denrées alimentaires et de carburant. Le Réseau des cultures vertes cherche à concilier ces deux exigences (en limitant les émissions de gaz à effet de serre).
Le professeur Don Smith, directeur du Département de phytologie de McGill et directeur scientifique du Réseau des cultures vertes, n’est pas homme à mâcher ses mots. « Un jour ou l’autre, il faudra qu’on se demande si notre planète peut véritablement accueillir six milliards d’habitants. Je crois que ce moment est venu. »
L’humanité consomme des quantités sans cesse croissantes de denrées alimentaires et de carburant. Alors qu’elle a choisi de se tourner vers les ressources végétales en vue de les substituer aux sources d’énergie fossile, les éléments nécessaires à la vie végétale tendent de plus en plus à se raréfier. « Les réserves planétaires en phosphore s’amenuisent à un rythme alarmant, fait remarquer le Pr Smith, or, pour cultiver, il faut du phosphore. » Le phosphore n’est que la pointe de l’iceberg, tant il est vrai que l’eau, l’énergie et les micronutriments, comme le cuivre et le zinc, se font aussi de plus en plus rares.
Il fut un temps où la substitution du pétrole et des autres énergies non renouvelables par des agrocombustibles apparaissait à certains comme la solution miracle aux problèmes énergétiques de la planète. Mais la fabrication de plusieurs types d’agrocarburants, comme le diesel produit à partir d’huile de palme en Indonésie, a des effets néfastes sur la production alimentaire, car elle détourne l’agriculture de sa vocation première. On estime en effet que la quantité de céréales nécessaire pour remplir le réservoir d’un camion avec de l’agrocarburant peut nourrir une personne durant une année entière. Autrement dit, si les cultures céréalières servent à remplir les réservoirs et à faire marcher les moteurs de nos véhicules automobiles, elles ne peuvent nous nourrir. Comment donc utiliser les ressources limitées de la planète? Denrées alimentaires ou carburant? Et pour compliquer le tout, il suffit d’ajouter le réchauffement climatique à l’équation (car bien que de nombreuses espèces d’arbres et de plantes « mangent » le gaz carbonique, la production de cer tains agrocarburants peut de fait augmenter les émissions de gaz à effet de serre).
Pour apporter une solution à ces problèmes, il faut découvrir comment fabriquer des agrocarburants neutres en carbone, sans pour autant compromettre la sécurité alimen taire de la planète. Tel est l’objectif principal du Réseau des cultures vertes, une initiative de recherche pancanadienne dirigée par Don Smith. Ce dernier, son assistante de recherche Magali Merkx-Jacques et la directrice de réseau, Xiaomin Zhou, font partie d’une équipe de 50 chercheurs et de plus de 70 étudiants aux cycles supérieurs rattachés à 14 universités canadiennes (voir encadré page 15), à laquelle collaborent également des chercheurs d’Agriculture et Agroalimentaire Canada.
Fondé en 2006, le Réseau des cultures vertes a pour but d’élaborer un large éventail de solutions visant à résoudre le prob lème des émissions de carbone et des énergies renouvelables. Pour cela, le Pr Smith et ses collègues ont défini quatre axes de recherche:
■ Réduire les émissions d’oxyde nitreux liées à l’agriculture (l’oxyde nitreux est un important gaz à effet de serre).
■ Améliorer le piégeage du carbone dans les sols.
■ Optimiser les rendements et la performance des récoltes dans des conditions de concentration accrues en dioxyde de carbone.
■ Élaborer de nouvelles cultures pour en tirer des agrocarburants dont la fabrication est moins énergivore en combustibles fossiles, afin de réduire les émissions de gaz à effet de serre.
Le Pr Smith croit aux vertus de l’interdisciplinarité, ce qui explique que le Réseau des cultures vertes s’efforce de mettre en contact plusieurs axes de recherche. « Il faut cultiver la complémentarité, explique Magali Merkx-Jacques. Plus la complémentarité est grande, meilleures sont les possibilités de financement et de recherche. »
Cette philosophie a déjà permis de nouer des collaborations inédites et prometteuses. Joann K. Whalen, professeure au Département des sciences des ressources naturelles de McGill, dirige l’un des projets sur le piégeage du carbone du Réseau. La professeure Whalen et son équipe de spécialistes des sols cherchent à transformer les résidus végétaux en source de carbone stable dans le sol, de sorte que le gaz carbonique puisse être extrait de l’atmosphère et séquestré dans les sols. Or, ce type de plantes pourrait aider les agriculteurs à produire davantage d’agrocarburants neutres en carbone.
« Nous formons une excellente équipe, mais nous sommes surtout spécialisés dans les sols, explique la professeure Whalen. Nous n’avons aucune expertise en matière de manipulation des plantes. »
Grâce au Réseau des cultures vertes, la professeure Whalen a pu rencontrer Brian Ellis, professeur à l’Université de Colombie-Britannique et spécialiste de la modification des cellules végétales. « L’intérêt de ce réseau tient à ce qu’il rassemble toutes sortes de chercheurs qui se penchent sur les mêmes questions, mais selon différents points de vue, explique la professeure Whalen. Le Pr Ellis et moi évoluons dans des cercles différents. Sans le Réseau, nos chemins ne se seraient pas croisés. »
Le Pr Ellis cherche à ajuster les voies métaboliques des plantes pour modifier les composés qu’elles produisent. Grâce au Réseau des cultures vertes, il peut aujourd’hui partager les résultats de ses recherches avec la professeure Whalen, qui analyse pour sa part le comportement de ces plantes modifiées dans les sols.
« Je fournis à Joann un ensemble de génotypes issus non seulement de lignées génétiques créées à l’Université de la Colombie-Britannique, mais aussi de lignées mises au point par d’autres chercheurs dans le monde, afin qu’elle puisse étudier leur comportement dans les sols », explique le Pr Ellis.
L’objectif est d’élaborer des plantes à haut rendement économique en termes de fabrication d’agrocarburants qui produisent des résidus capables de piéger le gaz carbonique dans les sols. « C’est une situation gagnante qui génère des bienfaits à la fois économiques et énergétiques, grâce à l’utilisation de plantes plus efficaces. Sans compter que le piégeage du carbone compense les émissions de gaz à effet de serre, ajoute la professeure Whalen. Cette situation pourrait également profiter aux agriculteurs qui cultivent ces plantes en leur permettant d’accumuler des crédits carbone. »
Le Réseau des cultures vertes n’est pas uniquement à la recherche de solutions pour le Canada. Le Pr Smith pense que nous avons beaucoup à apprendre de certaines espèces exotiques indiennes, comme le Pongamia pinnata dont les graines produisent une huile pouvant être utilisée dans la fabrication de l’agrocarburant diesel. Et comme il s’agit d’une légumi neuse, le Pongamia pinnata n’a pas besoin d’engrais azotés, gros « producteurs » de gaz à effet de serre.
Le financement de partenariats internationaux reste toutefois délicat. Le Pr Smith espère néanmoins que des initiatives comme la récente réunion Chine-Canada-Californie à Shanghai sauront faire valoir aux gouvernements les avantages concrets issus de la coopération de recherche internationale.
« Les projets prennent corps rapidement », fait remarquer le Pr Smith, grâce en partie à l’action de la responsable du Réseau des cultures vertes, Xiaomin Zhou, qui a noué des liens solides avec la Chine. Ainsi, bien que le soja (qui présente un intérêt pour la fabrication d’agrocarburant diesel) soit cultivé en Chine depuis fort longtemps, ce pays n’a jamais mis au point de technique pour introduire dans cette plante des micro-organismes permettant d’augmenter son aptitude à fixer l’azote. Le Pr Smith se consacre à l’heure actuelle à un projet qui permettra d’utiliser des souches de B. japonicum et du germoplasme de soja élaboré au Québec pour améliorer la production de soja en Chine.
Il ne faut pas croire que les projets soient strictement unilatéraux pour autant. Bien que les conditions de culture du Québec et de la province chinoise du Heilongjiang soient pratiquement identiques, le Québec ne cultive du soja que depuis 20 ans, soit 1 000 ans de moins que les fermiers du Heilongjiang. « Nous avons récemment mis au point des sojas à cycle court, mais nos variétés présentent un profil génétique relativement étroit, explique le Pr Smith. Alors qu’à Harbin, dans la province du Heilongjiang, les variétés acquises ont plus de 1000 ans et sont parfaitement adaptées à nos conditions de culture. Il est impératif que nous collaborions avec eux! »
Le Pr Smith souhaite également nouer des collaborations plus approfondies avec les chercheurs brésiliens. « Le Brésil subvient à la moitié de ses besoins en carburants liquides en n’utilisant qu’un pour cent de ses terres agricoles, s’émerveille-t-il. C’est incroyable. » Le Pr Smith et l’étudiante aux cycles supérieurs Keomany Kerr ont visité l’entreprise de recherche agricole Embrapa au Brésil, qui emploie 13000 personnes dont 2600 chercheurs, et qui souhaite nouer une collaboration internationale exhaustive sur les agrocarburants.
« Notre programme de fabrication d’éthanol à partir de la canne à sucre a débuté à la fin des années 1970. Il s’agissait d’une initiative stratégique motivée par la flambée des cours du pétrole et les pressions politiques exercées à l’époque par les grands propriétaires terriens », explique Robert Boddey, chercheur au sein d’Embrapa. « Au cours des années 1980 et 1990, nos plantations de canne à sucre produisaient entre 12 et 13 milliards de litres de carburant et employaient plus de 700 000 personnes. Nous n’avions donc aucun intérêt à arrêter. Aujourd’hui, nous produisons 28 milliards de litres, et cette énergie permet de réduire les émissions de gaz carbonique de 80 à 90 pour cent. Les seuls carburants fossiles que nous utilisons sont ceux nécessaires aux cultures proprement dites et à l’épandage d’engrais. »
Malgré ces collaborations prometteuses, l’un des plus grands enjeux de l’élaboration d’agrocarburants n’est pas scientifique. Il faut en effet convaincre les gouvernements et le public de la nécessité de changer nos habitudes de consommation. « Je passe du désespoir le plus complet à l’optimisme le plus béat, explique le Pr Smith. Ma femme me dit que je suis pathologiquement optimiste et pathologiquement motivé. » Mais alors, qu’est-ce qui peut bien motiver le Pr Smith? « J’ai une fille de 18 ans et je veux qu’elle grandisse dans un monde en aussi bonne forme que celui où j’ai atterri à ma naissance. »
Le Réseau des cultures vertes bénéficie de subventions du Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada ainsi que du Réseau dʼinnovation sur les biocarburants et les bioproduits de lʼUniversité McGill.