Les racines de l’islam militant

Voilà près de 20 ans que le Soudan est tombé sous la coupe d’un régime islamiste qui a fait régner la terreur et déclenché une vague de violence sans précédent au pays. Aujourd’hui, Khalid Mustafa Medani étudie les conditions socioéconomiques qui ont donné naissance à cette période sombre de l’histoire de son pays et qui continuent d’orienter la politisation mondiale de l’islam au XXIe siècle.

Par Jonathan Montpetit

  Khalid Mustafa Medani a été un témoin direct du désastre causé par l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement islamiste fondamentaliste au Soudan. Aujourd’hui, il souhaite étudier les conditions qui ont entraîné la politisation de l’islam.
Khalid Mustafa Medani a été un témoin direct du désastre causé par l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement islamiste fondamentaliste au Soudan. Aujourd’hui, il souhaite étudier les conditions qui ont entraîné la politisation de l’islam.

En 1989, lorsque le régime militaire appuyé par les islamistes fondamentalistes renverse le gouvernement élu démocratiquement du Soudan, Khalid Mustafa Medani réagit comme en avaient pris l’habitude des milliers de militants soudanais prodémocratie parvenus à renverser des régimes militaires : il descend dans la rue pour manifester pacifiquement son désaccord. Mais les gaz lacrymogènes, réponse classique à la désobéissance civile, donnent rapidement lieu à une vague sans précédent de violations généralisées des droits de l’homme. « Au nord, souligne M. Medani, le nouveau régime ouvre des prisons secrètes où sont torturés, affamés et privés de représentation juridique les dissidents présumés et réprime d’emblée toute organisation de la société civile. Au sud, les bombardements aériens et la politique de la terre brûlée causent la mort de milliers de civils innocents. »

Peu de temps après que le régime ait pris le pouvoir, M. Medani entreprend des études doctorales en sciences politiques à l’Université de Californie, à Berkeley. Il joint ensuite le Centre de sécurité et de coopération internationales de l’Université Stanford, où il poursuit les travaux qu’il a amorcés au Soudan. C’est essentiellement lors de son séjour à Stanford qu’il comprend que les événements dont il a été témoin au Soudan à la fin des années 1980, dont l’adoption du modèle de recrutement militaire, ne sont que le microcosme d’un phénomène de plus grande envergure touchant la politisation de l’islam en Afrique et au Moyen-Orient. C’est pourquoi il a axé ses travaux de recherche sur certains pays qui, en langage politique, présentent un nombre important de similitudes, soit le Soudan, l’Égypte et la Somalie. Témoin des ramifications possibles de la politisation islamique soudanaise, M. Medani a constaté que la mise en œuvre d’une étude comparative exhaustive des facteurs socioéconomiques liés à la naissance de mouvements islamistes fondamentalistes et militants est nécessaire pour que le Soudan et les pays à majorité musulmane en viennent à adopter un régime davantage démocratique qui soutient et protège les droits de l’ensemble des populations.

Cet objectif a amené M. Medani à s’intéresser à l’un des sujets les plus brûlants de la recherche universitaire : les racines de l’islam militant. En 2007, il figure parmi les 21 chercheurs ayant obtenu une prestigieuse bourse de la corporation new-yorkaise Carnegie, un organisme philanthropique voué à « l’avancement et la diffusion du savoir et des connaissances ». Les boursiers Carnegie de 2007 mènent des recherches sur des thèmes en rapport avec l’islam et le monde contemporain.

« À cette époque, la montée des mouvements islamiques était importante au Soudan et au Moyen-Orient ainsi qu’en Afrique de l’Est », souligne M. Medani, professeur adjoint de sciences politiques et d’études islamiques à McGill, « mais j’étais loin de me douter de l’importance que cela allait prendre dans le monde, après le 11 septembre 2001. Le Soudan était le premier pays arabe de confession sunnite à tomber sous le joug des fondamentalistes qui sont parvenus à renverser un régime démocratique, quoique faible, en instaurant un coup d’étatmilitaire. Nous étions nombreux au Soudan et au Moyen-Orient, y compris moi-même, à avoir conscience du danger de l’islam sous sa forme la plus radicale, mais (et bien que personne n’ait prédit les événements du 11 septembre) la plupart des analystes des États-Unis sous-estimaient l’influence de ces événements, si loin de l’Occident, dans la menace d’un conflit mondial. »

Échelonnée sur deux ans, la subvention Carnegie d’une valeur de 100 000 dollars US donnera au Pr Medani les moyens d’entreprendre des recherches ethnographiques approfondies au Soudan, en Somalie et en Égypte, lesquelles sont invariablement menées sur de longues périodes. Depuis le début de ses recherches – il y a près de 20 ans – le Pr Medani a bâti un vaste réseau de relations et d’informateurs notamment formé d’anciens et d’actuels membres et dirigeants de mouvements islamistes, de militants désillusionnés et de fonctionnaires, dont l’apport est essentiel à la réalisation d’entrevues dans des conditions sécuritaires et à des missions d’observation participative. « Au Soudan, le mouvement islamiste n’est pas monolithique. On croit souvent à tort que les pays musulmans fourmillent de jihadistes mais ces derniers ne représentent qu’une minorité. Il est donc possible de mener ce genre de recherches en évitant les situations potentiellement dangereuses. Mais pour ce faire, il faut d’abord établir une relation de confiance », précise le Pr Medani.

Le Pr Medani s’inscrit en faux contre l’opinion orientaliste et essentialiste selon laquelle l’islam recèle les ferments de la violence. « L’idée que l’islam s’oppose aux valeurs occidentales et qu’il se situe en marge des normes globales de rationalité a été exagérée », souligne-t-il. « Ce paradigme retient à tort la faveur des universitaires depuis longtemps. D’abord, il sous-estime les changements historiques, comme la coopération politique et économique de plus en plus étroite entre les pays islamistes et occiden- taux, et le simple fait que la majorité des musulmans pratique leur religion sans violence ni engagement politique. Mais le plus important est qu’il camoufle les racines socioéconomiques bien réelles de ce mouvement et ne tienne pas compte de l’injustice sociale et du déclin de la qualité de vie au sein de la société musulmane. Ce type de désinformation est une importante source de conflits entre les pays occidentaux et musulmans, et compromet dangereusement tout effort de coopération internationale et d’établissement de la sécurité après la tragédie du 11 septembre. »

Le Pr Medani s’intéresse donc tout particulièrement à l’économie politique. Au cours des années 1990, il fut l’un des premiers chercheurs à souligner le lien entre l’expansion des économies informelles et des flux financiers informels (c’est-à-dire le marché noir) et le financement qui a donné lieu à la recrudescence des mouvements islamistes fondamentalistes. (Le marché noir soudanais, pour ne citer que celui-ci, représente jusqu’à 30 pour cent de l’économie du pays et a joué un rôle essentiel dans le financement du coup d’État de 1989.)

Cette approche n’est pas toujours bien vue. « Lorsqu’on parle des racines socioéconomiques du terrorisme, nombre de personnes prétendent que nous en faisons l’apologie ou que nous tentons de justifier la militance politique », souligne le Pr Medani, que ces accusations laissent froid. Passionnément convaincu que ses travaux permettront de promouvoir le pluralisme politique et culturel dans le monde musulman, il espère apporter sa pierre à l’édifice, aussi modeste soit-elle, et contribuer au rapprochement des pays occidentaux et musulmans. Il y a quelques années, le Pr Medani a dit à ses parents, au Soudan, qu’il souhaitait écrire sur des événements politiques plus optimistes. Jamais il n’a oublié leur réponse : « Il faut écrire sur ce qui compte aux yeux des autres et sur ce qui apporte un véritable service à la société. »