Par Victoria Leenders-Cheng
Depuis dix ans, McGill met à profit le Programme des chaires de recherche du Canada pour recruter, à l’échelle mondiale, des chercheurs au profil exceptionnel. Faites connaissance avec les quatre récents titulaires de ces chaires.
Antoine Bechara
CHAIRE DE RECHERCHE DU CANADA SUR LES NEUROSCIENCES DE LA PRISE DE DÉCISIONS
Le titulaire du seul poste conjoint de professeur de psychiatrie et de gestion en Amérique du Nord, Antoine Bechara, est un spécialiste des neurosciences de la décision et mène des recherches sur deux fronts : la toxicomanie et la santé préventive. « Les neurosciences nous apprennent qu’il n’y a pas de différence entre la nourriture et les drogues ou l’alcool», précise le chercheur qui a quitté la Californie pour McGill en septembre 2009. « La nourriture crée une dépendance. Comme pour l’alcool et les narcotiques, les aliments riches en calories stimulent la libération de dopamine, ce qui explique notre préférence à leur égard. »
Le Pr Bechara étudie les systèmes nerveux, les gènes et les mécanismes comportementaux qui sous-tendent les choix et habitudes alimentaires. Autant de sujets qui peu vent, selon lui, nous aider à «duper le cerveau pour l’amener à prendre de meilleures décisions ». Puisque les circuits cérébraux de la récompense sont également responsables de la libération de dopamine, serait-il possible qu’un stimulus non alimentaire particulier nous incite à privilégier un repas léger plutôt que copieux? Peut-être. Les chaînes de restauration rapide exploitent régulièrement cette technique de récompense, souligne le Pr Bechara, lorsqu’elles offrent par exemple des cartes à gratter pour inciter leurs clients à choisir de plus grosses portions ou offrent des jouets dans des formules proposées aux enfants.
En prenant des images par IRM fonctionnelle du cerveau de sujets lors de la prise de décisions et en menant des études comparatives du comportement de personnes en sur poids et de faible poids, le chercheur espère expliquer l’effet des stimuli et des choix alimentaires sur le système nerveux.
Antoine Bechara étudie également les changements qui s’opèrent dans le comportement alimentaire de su jets présentant des lésions cérébrales focalisées. Il espère ainsi appliquer ses connaissances en neurologie humaine à l’économie dans le cadre du Programme de recherche sur le cerveau et la société de la Faculté de gestion Desautels. « C’est ce que j’appelle le marketing translationnel », précise-t-il. «Autrement dit, nous transférons les données issues de la recherche fondamentale sur le cerveau à l’univers du marketing et des affaires. »
La recherche médicale et les modèles commerciaux à but lucratif s’opposent souvent, précise-t-il. « La médecine a toujours décrié la restauration rapide, parce qu’elle ne propose que des choix alimentaires mauvais pour la santé. Mais l’industrie alimentaire ne cherche pas à nuire délibérément au public: elle lui propose ce qu’il réclame. J’envisage donc cette opposition d’un point de vue strictement scientifique pour ouvrir de nouvelles perspectives de recherche, comprendre un peu mieux les enjeux et arriver à un équilibre.»
John Dalton
CHAIRE DE RECHERCHE DU CANADA SUR LES MALADIES INFECTIEUSES
Les pelouses verdoyantes du campus Macdonald, sur lesquelles donnent les fenêtres du bureau de John Dalton à l’Institut de parasitologie, offrent un contraste saisissant avec les organismes microscopiques mis en cause dans les maladies infectieuses tropicales et animales que le chercheur étudie dans son laboratoire.
John Dalton dirige une équipe qui s’attache à étudier comment les parasites utilisent des enzymes nommées protéases pour dégrader les protéines présentes dans l’organisme des hôtes humains qu’ils infectent. Ainsi, le parasite du paludisme utilise des protéases pour dégrader l’hémoglobine des globules rouges, détournant les acides aminés qui en résultent à son profit pour assurer sa propre croissance. Endémique dans pratiquement tous les pays d’Afrique, d’Asie du Sud-Est et d’Amérique latine, le paludisme cause chaque année entre 300 et 500 millions d’accès palustres et entre un et trois millions de décès.
En identifiant les enzymes que les parasites utilisent pour coloniser les cellules hôtes, précise le Pr Dalton, les chercheurs pourront concevoir des médicaments qui en inhibent la croissance. En 2009, son équipe a démontré que des inhibiteurs de la protéase détruisent le parasite du paludisme dans la cellule, ouvrant la voie à l’élaboration d’une nouvelle classe d’antipaludéens et permettant d’envisager une solution à une situation urgente. Son équipe s’apprête à tester différents inhibiteurs enzymatiques sur des parasites du paludisme cultivés dans des incubateurs; les essais sur les animaux et les personnes devraient suivre au cours des prochaines années.
Avec les vers, qui sont des parasites tissulaires, les recherches sur la protéase pourraient avoir des répercussions encore plus étendues. En étudiant les effets des protéases des parasites sur leurs hôtes, le Pr Dalton a découvert que de nombreux vers libéraient ces enzymes, non seulement pour se nourrir, mais aussi pour manipuler la réponse immunitaire de l’hôte en leur faveur et neutraliser la transmission de signaux cellulaires essentiels entre les globules blancs et les lymphocytes T auxiliaires. Un système immunitaire compromis protège moins bien l’organisme et permet au ver de survivre et de se reproduire pendant des années. Comprendre ce mécanisme pourrait changer notre connaissance des para sites qui infectent chaque année des milliards de personnes et nous aider à approfondir notre compréhension des maladies auto immunes courantes telles que la poly arthrite, la sclérose en plaques et le diabète de type 1.
«Dans toutes ces maladies, le système immunitaire se retourne contre l’organisme et s’attaque aux tissus », explique- t-il. « Si nous pouvons découvrir comment les vers contrôlent le système immunitaire, nous pourrons éventuellement appliquer ces connaissances au traitement de systèmes qui se sont déréglés pour d’autres raisons.»
Jay Kaufman
CHAIRE DE RECHERCHE DU CANADA SUR LES DISPARITÉS LIÉES À LA SANTÉ
Les questions liées à l’identité humaine et aux disparités de santé figurent au cœur des recherches en épidémiologie sociale que mène le Pr Jay Kaufman. Pourquoi certaines populations présentent-elles des taux plus élevés de maladies chroniques ou infectieuses que d’autres? Quelle image ces disparités renvoient-elles de notre société dès lors qu’elles pointent vers des différences de race, d’origine ethnique, de sexe ou d’orientation sexuelle? Au Canada, par exemple, les études menées sur les populations indigènes montrent que les femmes autochtones courent un risque beaucoup plus élevé d’accoucher prématurément ou de donner naissance à un enfant de petit poids. Alors qu’au Chili, où le Pr Kaufman a mené une étude comparative préliminaire, bien que les femmes indigènes vivent dans des conditions socioéconomiques aussi défavorables que celles de leurs homologues canadiennes, cela n’augmente pas pour autant leur risque d’accoucher préma turément ou de donner naissance à un enfant de petit poids, par rapport aux autres femmes chiliennes. Les études que mène le Pr Kaufman ont trait aux facteurs liés à la nutrition et aux services psychosociaux et de santé et ont comme objectif de comprendre comment les femmes indigènes du Chili mènent leur grossesse à terme sans problème majeur, malgré un profil de risque plus important.
« Je souhaite établir des comparaisons entre les structures sociales, les modes de vie, les possibilités de croissance sur le plan social, la discrimination et les soins médicaux, souligne-t-il, et préciser également l’organisation des systèmes de santé dans ces pays, de même que ses manifestations sur ce type de disparités.»
Jay Kaufman réfléchit aussi à la méthodologie quantitative et à la place des idéologies dans le choix des méthodes d’analyse. Il cite Samuel Morton, médecin du XIXe siècle, qui a tenté de mesurer l’intelligence en remplissant le crâne de sujets d’origine européenne et africaine de billes de plomb. (Une idée aujourd’hui saugrenue, mais considérée comme parfaitement scientifique à l’époque.) « Le volume de ces crânes n’était pas vraiment différent, mais Morton s’est toujours arrangé pour caser plus de billes dans le crâne de Blancs. Nos techniques statistiques modernes autorisent souvent le même type de manipulation, en apparence inconsciente, pour confirmer nos croyances ou nos attentes sociales les plus enracinées. Voilà pourquoi l’étude attentive de la méthodologie revêt une importance particulière.»
« Les disparités liées à la santé figurent parmi les inégalités les plus profondes menaçant notre société. Cependant, elles ne peuvent être appréhendées uniquement en termes de traits biologiques. Je m’intéresse à des questions fondamentales, liées d’une part à la technologie, à la méthodologie et à la science et, d’autre part, à l’identité et à la perception de soi. »
Alan Spatz
CHAIRE DE RECHERCHE DU CANADA SUR LA PATHOLOGIE MOLÉCULAIRE
À l’instar des pièces d’un casse-tête immense et complexe, les différentes branches des recherches que mène le pathologiste Alan Spatz finissent par s’imbriquer lentement les unes dans les autres pour donner une image plus précise des voies intervenant dans la pathologie du cancer, ouvrant ainsi de nouvelles perspectives thérapeutiques.
Avant d’intégrer McGill, le Dr Spatz était rattaché à l’Institut de cancérologie Gustave-Roussy (Villejuif, France). Ses travaux de recherche antérieurs ont montré que la constitution différente du chromosome sexuel mâle (XY) et femelle (XX) amène un même cancer à évoluer différemment chez l’homme et la femme.
« Depuis les travaux de Mary Lyon [généticienne britannique] il y a plus de 50 ans, nous savons que l’un des chromosomes X doit être neutralisé pour préserver l’équilibre normal des gènes et le bon dosage génique », explique-t-il.
S’inspirant de ce modèle, le Dr Spatz a mené des études in vivo sur le mélanome, la forme de cancer de la peau la plus mortelle. Il a découvert que la présence de certains défauts génétiques sur le chromosome X actif conduisait au cancer et
à la formation de tumeurs, et que si ces mêmes défauts étaient présents sur un chromosome X neutralisé, il y avait néanmoins peu de risques que la maladie apparaisse.
Ces résultats soulignent le rôle de l’inactivation du chromosome X dans l’évolution du cancer. « Nous disposons aujourd’hui de données sur le rôle des mécanismes d’inactivation du chromosome X dans la neutralisation des gènes autosomiques », précise le Dr Spatz. « Je suis convaincu que cela pourrait permettre d’identifier des processus biologiques totale ment inédits inter venant dans la genèse du cancer. »
Les travaux du Dr Spatz sur la neutralisation des gènes l’ont égale ment conduit à identifier un gène particulièrement prometteur, «PPP2R3B », présent à la fois sur le chromosome X inactif et sur le chromosome Y, et dont la perte et la désactivation sont liées à la courte survie dans le mélanome. Le gène PPP2R3B joue surtout un rôle essentiel dans la régulation de la réplication génétique. «Autrement dit, l’étude de ce gène pourrait modifier le paradigme du traitement du cancer. Nous souhaitons donc mieux caractériser les voies d’inactivation du chromosome X et leur rôle dans la genèse du cancer en vue de mettre au point des médicaments novateurs. » ■