La riche carrière du philosophe Charles Taylor a connu, au cours des deux dernières années, un essor prodigieux.
Par Phillip Trum
En mai 2007, le professeur émérite de philosophie de l’Université McGill reçoit le Prix Templeton pour le Progrès et la découverte en recherche sur les réalités spirituelles. D’une valeur de 800 000 livres sterling, il s’agit du prix individuel le plus richement doté au monde. Le lauréat est ensuite invité à coprésider, avec le sociologue Gérard Bouchard, la très médiatisée Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles. Cette commission a été créée par le gouvernement du Québec, en réponse aux expressions de mécontentement qui se sont élevées dans la population sur les « accommodements raisonnables » conclus avec les groupes religieux. Le début de la tournée de la commission, dans 17 villes du Québec, a par ailleurs coïncidé avec la publication de A Secular Age, un ouvrage monumental acclamé par le New York Times comme « une œuvre d’une ampleur et d’une érudition stupéfiantes ». En juin, le philosophe a étoffé sa feuille de route en devenant le premier Canadien à remporter le Prix Kyoto dans la catégorie arts et philosophie. D’une valeur de 50 millions de yens (environ 480 000 dollars), ce prix rend hommage aux recherches philosophiques qu’il a menées sur la manière dont des individus de différents horizons parviennent à préserver leur identité, tout en vivant pacifiquement, et sur l’importance, à l’échelle mondiale, de la spiritualité dans le discours public. Charles Taylor a néanmoins pris le temps d’accorder un entretien à en tête, alors qu’il était à préparer une série de conférences échelonnées sur dix jours au Japon, où il a reçu le Prix Kyoto en novembre.
Vous avez mis la dernière main à A Secular Age avant d’entreprendre les consultations sur les « accommodements raisonnables ». Pourtant, il semble y avoir un chevauchement entre les deux projets. Le fait d’avoir entendu l’opinion de plusieurs personnes du Québec a-t-il modifié les idées que vous énoncez dans cet ouvrage?
Cette commission m’a aidé d’une manière formidable à développer ma réflexion sur certains concepts que je traite dans mon livre. Par contre, elle ne m’a pas permis de trouver les moyens de définir les régimes laïques au XXIe siècle. Par régime laïque, on entend que l’État est indépendant de toute confession religieuse, et j’ai beaucoup appris sur cette question au contact des personnes qui ont participé aux travaux de la Commission. Cela m’a aidé à préciser ma pensée. J’ai découvert que pour les gens, la laïcité se résumait d’une manière générale à des principes très simples, comme la séparation de l’Église et de l’État. Pourtant, cette notion fait intervenir plusieurs considérations et objectifs et exige souvent que nous résolvions de cruels dilemmes. De fait, c’est précisément la partie de notre rapport sur cette question qui a le plus intéressé les gens à l’extérieur du Québec, dont les intellectuels publics qui souhaitent intervenir à l’égard des politiques publiques. J’ai d’ailleurs eu des discussions à ce sujet avec de nombreuses personnes, en France notamment.
Quel écho ce concept particulier a-t-il reçu?
Cet aspect de l’expérience du Québec est représentatif d’un grand nombre de pays exposés à une diversification très rapide, particulièrement à l’égard de la religion, mais également sur les plans ethnique et culturel, et qui expriment un certain malaise, voire de la peur, à cet égard. Les Allemands, les Français, les Hollandais et les Danois ont immédiatement compris que nous étions aux prises avec les mêmes types de problèmes. Le niveau de diversité est beaucoup plus grand, et le niveau d’angoisse et d’incertitude s’est accru.
Pourtant, la Commission a étudié 21 affaires ayant fait la une des journaux (dont l’exclusion des hommes des cours prénatals à la demande de femmes musulmanes indisposées par leur présence) et a conclu qu’à l’exception de six d’entre elles, il s’agissait de tempêtes dans un verre d’eau alimentées par les médias.
Absolument. Tout cela est en fait un indice de l’ampleur des angoisses et des appréhensions. Même les personnes qui n’étaient aucunement concernées par ces événements se sont considérablement énervées à leur sujet. Parce qu’ils suscitent la peur et l’appréhension.
Pensez-vous qu’une exposition accrue aux autres religions nourrisse tout naturellement la peur d’être menacé ou remis en question?
Pas nécessairement. Il n’est pas essentiel de diaboliser ceux qui ne partagent pas notre avis. Le facteur dont on doit réellement tenir compte, c’est la démocratie; nous vivons au sein d’une vaste société égalitaire où, contrairement aux sociétés prémodernes, il n’y a pas de distinctions précises entre les groupes nous permettant de vivre côte à côte sans nous mélanger ni échanger. S’il y avait plusieurs religions différentes dans les empires traditionnels, le degré d’appréhension était moindre, car les gens ne se mélangeaient pas. Qu’ils aient été ou non d’accord, l’ordre était tel qu’ils coexistaient sans réellement se toucher. Mais cela n’est pas le propre des sociétés démocratiques où tous les groupes sont d’une certaine façon en contact étroit les uns avec les autres, ne serait-ce que lorsqu’ils votent ensemble pour élire un gouvernement. C’est précisément de là que vient cette appréhension.
La même chose s’est passée à l’époque victorienne; le christianisme était fermement établi, les missionnaires répandaient la bonne nouvelle aux quatre coins de la planète, le monde s’améliorait de jour en jour… jusqu’à ce que de nouveaux événements prennent les gens au dépourvu. De même, au XXe siècle, les athées pensaient que le monde devenait de plus en plus rationnel, que l’humanité s’améliorait, se bonifiait, était plus organisée et, brutalement, la donne a changé. Ils ont été pris au dépourvu, et ce fut la colère, la panique.
Les tenants de l’athéisme, comme Richard Dawkins et Christopher Hitchens, mobilisent incontestable- ment le débat sur cette question.
Avec ce type d’arguments, il est naturel d’attirer l’attention des médias. La situation n’est pas sans rappeler les débats qui ont opposé au XIXe siècle l’évêque d’Oxford et l’évolutionniste T. H. Huxley, par exemple. Les médias appartiennent en partie à la société et réagissent donc aux mêmes événements. Mais il y a bien sûr un autre aspect à cette question. L’aspect le moins positif, si je puis m’ex- primer ainsi, tient au fait que les médias tendent à jouer sur le côté menaçant des événements ou à exacerber l’anxiété générale, plutôt que de se contenter de les couvrir.
Sur quoi travaillez-vous actuellement?
Des tas de choses. [Rires] La Commission m’a beaucoup retardé et j’ai de nombreux articles à terminer. L’un d’eux porte sur la place de la religion à notre époque et sur le rôle de la religion, dans certaines parties du monde, relativement à la mobilisation politique, qu’il s’agisse du BJP, le Parti nationaliste hindou, des mouvements islamistes ou de la démocratie chrétienne. Ce sont des phénomènes qu’il est très important de comprendre. Il se peut que je les traite dans un prochain ouvrage – les possibilités sont multiples – mais pour l’instant, il ne s’agit que d’une série d’articles.