Le feu sacré

Sylviane Duval

Transformer les déchets en biocarburants est une chose. Mettre au point des machines qui en font une utilisation efficace en est une autre. L’équipe du Laboratoire de recherche sur les carburants de remplacement de McGill s’attache à faire démarrer la prochaine génération de moteurs.

Sean Salusbury

En 1907, le Pavillon de génie Macdonald a été réduit en cendres. Et pourtant, personne ne s’inquiète aujourd’hui d’y voir Jeffrey Bergthorson et son équipe jouer avec le feu dans leur laboratoire récemment rénové du premier étage. Les chercheurs dosent avec soin le carburant et l’air pour activer de petites flammes plates d’environ trois centimètres de diamètre. Ils étudient ensuite la chimie de la combustion de différents carburants au moyen de techniques diagnostiques par laser. Ces flammes constituent l’instrument de base du Laboratoire de recherche sur les carburants de remplacement.

Le second instrument est aussi inattendu : un tube contenant un mélange de carburant et de comburant dans lequel est déclenchée une onde de choc qui élève la température du carburant pour qu’il s’enflamme. Grâce à cet instrument, les chercheurs mesurent le temps nécessaire avant que le mélange ne prenne feu.

« Rien ici ne ressemble à un turboréacteur », dit Jeffrey Bergthorson, professeur adjoint au Département de génie mécanique. « Ce matériel nous permet néanmoins d’étudier les principes fondamentaux qui guident la conception d’un moteur. »

Jeffrey Bergthorson fait partie d’une équipe pancanadienne dirigée par Don Smith, professeur en sciences végétales et directeur du Réseau des cultures vertes, et vouée au développement de nouvelles classes de carburants ainsi que des moteurs qu’ils alimenteront. Le projet, Intégration et innovation de la recherche canadienne en durabilité des biocarburants (IIRCDB), est en lice au concours 2012 des Réseaux des centres d’excellence du gouvernement du Canada, destiné à soutenir des partenariats prometteurs entre les secteurs de la recherche et de l’industrie. (Le récipiendaire de cet appui financier considérable sera connu ce printemps.) Plutôt que de produire des carburants à partir de cultures réservées à la production de denrées alimentaires, l’équipe s’emploie à mettre au point des méthodes permettant de transformer en carburant des déchets, dont la paille de blé, la jambe de maïs (les feuilles et les tiges), voire du bois récupéré à la suite de la démolition de bâtiments. (Les cultures ne sont pas bannies pour autant, puisque les chercheurs s’intéressent aussi au potentiel énergétique de la “biomasse cultivée” – comme les saules ou les graminées à croissance rapide qui ne sont pas comestibles.) Néanmoins, la spécialité du professeur Bergthorson n’est pas la création, mais bien la combustion. Ainsi, les questions qui l’intéressent sont : Une fois créé, comment un biocarburant brûle-t-il? Et comment modifie-t-on la conception d’un moteur pour améliorer le rapport coût/rendement?

Au début des années 2000, alors que le professeur Bergthorson terminait des études doctorales à l’Institut de technologie de Californie, les questions brûlantes en technologie aérospatiale portaient sur la propulsion ultrarapide de pointe, et, par conséquent, la combustion. Avant de s’attacher à identifier les avantages des carburants de remplacement pour l’industrie de l’aviation commerciale, le chercheur s’est penché sur la combustion supersonique pour avion hypersonique.

Le carburéacteur est soumis à une réglementation rigoureuse. Il doit être conforme à des normes strictes en matière de contenu énergétique par litre, de composition, de viscosité, de tension superficielle et d’autres propriétés physiques et chimiques – des critères pointus qui rendent impossible l’utilisation de biocarburants oxygénés comme l’éthanol ou le biodiésel de première génération dans les avions. Par ailleurs, l’industrie a présenté des exigences fermes quant au coût astronomique de la modernisation du système d’alimentation en carburant aéroportuaire et de la flotte aérienne mondiale, permettant ainsi l’utilisation de carburants non compatibles.

Le moteur à combustion est là pour rester. « Renouvelable ou non, le carburéacteur doit être un hydrocarbure similaire au carburant à base de pétrole », souligne le professeur Bergthorson. « Il n’existe pas de technologies révolutionnaires; rien d’autre n’offre le même rapport puissance-poids élevé, ni la même densité d’énergie. L’hydrogène occupe trop d’espace et la densité de puissance de batteries est trop faible. En somme, la conception d’un avion électrique gros porteur est impossible. »

La question n’est pas de savoir si les carburants de remplacement sont combustibles – tout hydrocarbure brûle dans la chaleur et la pression d’un moteur. Il s’agit de savoir comment ils brûlent… la façon dont leurs propriétés physiques et chimiques se répercutent sur le rendement du moteur… et de détecter la substance rejetée par le tuyau d’échappement.

Un des problèmes est la compatibilité des matériaux. Par exemple, les biocarburants à base d’alcool ou d’huile végétale sont corrosifs et peuvent détruire des joints en caoutchouc en modifiant la façon dont ils gonflent, ce qui s’est d’ailleurs produit lors de la défaillance funeste d’un joint sur la navette spatiale Challenger. Un autre problème réside dans les propriétés physiques. Dans le moteur, le mode d’aspersion d’un biocarburant d’une viscosité autre que celle du carburant à base de pétrole diffère, et modifie la façon dont le carburant et l’air se mélangent, ce qui entraîne des répercussions sur la combustion. Voici deux problèmes sur lesquels se penche le professeur Bergthorson dans le cadre de collaborations universitaires.

Pour observer la séquence de réactions chimiques qui convertit le carburant et l’air en dioxyde de carbone et en eau, M. Bergthorson mène des essais à l’aide de différents mélanges de carburants de remplacement. Cela englobe le comportement de l’extinction (la facilité avec laquelle on peut éteindre la flamme); la vélocité et la stabilité de la flamme; le type et la quantité d’émissions; l’évaporation de gouttelettes de carburant; et le rallumage à basse température. Le dernier point est d’une importance cruciale pour le redémarrage d’un moteur après son extinction à 9 000 mètres d’altitude.

Or, allumer une petite flamme dans un laboratoire et démarrer un moteur à réaction sur une piste n’est pas tout à fait la même chose. Entre les deux sont menés des essais sur la chambre de combustion de turbines à gaz ainsi que les complexités inhérentes aux processus de jet et d’évaporation du carburant. Le professeur Bergthorson a plutôt adopté une méthode expérimentale et de modélisation qui lui permet d’évaluer l’effet sur la flamme de niveaux de turbulence utiles pour l’industrie, sans avoir recours à une chambre de combustion proprement dite, ni encombrer son laboratoire d’un moteur à réaction. Les résultats éclaireront les chercheurs sur l’utilisation de carburants de remplacement en transport et dans les systèmes de production d’électricité, et aideront à la mise au point de moteurs qui améliorent l’efficacité et réduisent les émissions.

La hausse des prix du pétrole, les préoccupations que suscitent les changements climatiques, les plans européens de plafonnement et d’échange de droits d’émission de GES qui touchent les transporteurs aériens, ainsi que l’objectif de l’Association internationale du transport aérien de réduire son empreinte carbonique de 50 pour cent d’ici 2050 – tout concourt au vif intérêt porté à la recherche sur les biocarburants qui aideront à contenir les coûts et les émissions. Le professeur Bergthorson participe à plusieurs efforts d’envergure menés en collaboration avec l’industrie. Pratt & Whitney Canada a fait appel à lui – ainsi qu’à des experts de l’Université Laval, de l’Université Ryerson, du Laboratoire de turbines à gaz du Conseil national de recherches du Canada, de l’Indian Oil Company, et d’autres partenaires en Inde – pour étudier le rendement de biocarburants et de mélanges de carburants à base de pétrole.

« L’utilisation de kérosène synthétique pour les moteurs à réaction a été approuvée. Il satisfait aux normes sur les carburants, mais, parce qu’il provient de charbon gazéifié, son empreinte environnementale est encore plus marquée que celle du carburant à base de pétrole. À l’heure actuelle, les chercheurs démontrent que les biocarburants peuvent à la fois être compatibles avec les moteurs et neutres en carbone. L’industrie certifie déjà des huiles végétales hydrotraitées, pavant ainsi la voie à une adoption généralisée », dit le professeur Bergthorson.

Allons-nous un jour trouver ces mélanges à la stationservice du coin? M. Bergthorson ne le croit pas.

« Ces processus pourraient produire des carburants similaires à l’essence ou au diésel. Mais comme ils doivent satisfaire aux normes sur le carburéacteur, ils nécessitent un traitement exhaustif, qui hausse les coûts. On découvrira des solutions plus abordables pour le réservoir à essence que le biocarburéacteur. »

Le professeur Bergthorson collabore aussi avec Rolls-Royce Canada, cinq universités canadiennes et le Conseil national de recherches sur de nouveaux carburants pour des turbines à gaz.

La division Énergie de Rolls-Royce convertit des turbines à gaz utilisées dans l’aviation en systèmes de production d’électricité adaptés pour des zones reculées ou en mer, ou pour la production d’électricité en période de pointe, en remplaçant la chambre de combustion et d’autres pièces essentielles.

« Les deux premiers aspects auxquels un client s’intéresse lors de l’achat d’un moteur sont le coût et la fiabilité. Or, on demande de plus en plus s’il est possible d’utiliser tel ou tel carburant, selon ce qui est disponible et meilleur marché », de dire le professeur Bergthorson.

La recherche sur les combustibles gazeux (mélange de gaz de synthèse ou de biogaz et de gaz naturel) et les carburants liquides (mélange de biodiésel, d’alcool et d’huile de pyrolyse valorisée et de pétrodiésel) fournira des données qui aideront Rolls-Royce à satisfaire à des normes de plus en plus strictes par rapport aux émissions pour ces moteurs. Rolls-Royce pourra ainsi mieux évaluer les mélanges de carburants de remplacement convenant aux moteurs existants, ainsi que les modifications à apporter à la conception de chambres de combustion de prochaine génération pour optimiser la souplesse d’utilisation du combustible.

Les travaux du Laboratoire de recherche sur les carburants de remplacement sont financés par le CRSNG, le FQRNT, la FCI, le CRIAQ (Consortium de recherche et d’innovation en aérospatiale au Québec), Pratt & Whitney, ISTP Canada, le MDEIE du Québec, Rolls-Royce Canada et MITACS.