Par Tim Hornyak
La simulation numérique de l’aorte au service de la chirurgie cardiaque
S’il est généralement utile d’étudier une carte avant de prendre la route, que dire de l’importance de connaître la configuration du terrain, pour ainsi dire, avant de pratiquer une opération à cœur ouvert? C’est ce que fait le chirurgien cardiaque : il utilise l’imagerie par résonance magnétique et la tomographie informatisée pour étudier les organes internes du patient avant de faire la première incision. Cependant, cette façon de faire n’est pas parfaite. Contrairement aux images satellites très précises utilisées pour naviguer dans les rues des métropoles, ces images cardiaques présentent souvent une difficulté d’interprétation.
Et si les médecins avaient accès à une carte tridimensionnelle de l’aorte avant de dégainer leur bistouri? Tel est précisément l’objet de la collaboration qu’une équipe de chercheurs de McGill a nouée avec un partenaire industriel dans le but de développer une technologie qui pourrait devenir un outil décisionnel essentiel pour les chirurgiens cardiaques.
Les maladies cardiaques figurent parmi les principales causes de mortalité au Canada, et menacent tout particulièrement les personnes âgées. Environ un tiers de l’ensemble des chirurgies cardiaques est pratiqué pour remédier à des maladies des valvules aortiques. L’une d’entre elles, la valvulopathie aortique, porte sur l’accès à l’un des principaux vaisseaux de l’organisme. Elle survient lorsque les valves qui régulent le débit sanguin entre le ventricule gauche et l’aorte cessent de fonctionner normalement en raison de lésions sur la paroi de l’aorte et d’autres complications. Pour y remédier, les chirurgiens peuvent dilater l’aorte ascendante, située juste au-dessus du cœur et dont la forme ressemble à un manche de parapluie, ou y implanter des greffons.
Rosaire Mongrain du Département de génie mécanique nous présente un treillis tridimensionnel coloré sur son écran d’ordinateur qui ressemble à un tronc d’arbre muni d’une épaisse branche émergeant d’une base en forme de bulbe. Il s’agit d’un modèle d’une aorte ascendante réelle reconstitué à l’aide de données obtenues par IRM et tomographie informatisée. Lorsque le Pr Mongrain clique avec la souris de son ordinateur, un liquide invisible commence à circuler dans l’arbre. Ce modèle reproduit la fonction de la racine aortique.
« Nous extrayons la forme anatomique du cœur en trois dimensions et la reconstruisons ensuite à l’ordinateur pour lui attribuer des propriétés mécaniques. Le chirurgien peut remplacer certaines parties de l’aorte par des structures artificielles. Ces greffons n’ayant pas les mêmes propriétés que les structures naturelles, le chirurgien doit en comprendre l’impact sur le débit sanguin », explique le chercheur.
« Ce logiciel donne aux médecins la possibilité de réfléchir avant l’intervention chirurgicale », renchérit Richard Leask, son collaborateur au Département de génie mécanique. « Ils peuvent ainsi évaluer le débit sanguin qu’ils obtiendront selon le niveau de l’ostium coronaire. De la sorte, avant de pratiquer une intervention, ils ont une idée précise des gestes chirurgicaux qu’ils devront effectuer en fonction de paramètres réels sur le débit, alors que jusqu’à présent, ils s’appuyaient uniquement sur une image. Le but est d’améliorer les résultats postchirurgicaux des patients qu’ils opèrent. »
Les Prs Mongrain et Leask collaborent avec le chirurgien cardiaque Raymond Cartier de l’Institut de cardiologie de Montréal. Inspirés par les travaux du Dr Cartier sur la chirurgie de l’aorte et souhaitant mieux comprendre les caractéristiques du débit aortique, les Prs Mongrain et Leask ont lancé ce projet il y a six ans et ont graduellement augmenté la précision de leur modèle. D’autres initiatives sont en cours pour réaliser des modèles numériques du corps humain, comme le projet européen à grande échelle HUMOS qui vise à créer un « homme numérique » destiné à simuler aussi fidèlement que possible le comportement d’un accidenté de la route, mais très peu présentent la biofidélité du modèle biomécanique de l’aorte mis au point par les chercheurs mcgillois. En 2010, les trois chercheurs ont obtenu une subvention de trois ans du Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada pour construire ce modèle aortique.
Les chercheurs ont démontré la validité de leur concept fondamental. Ils ont utilisé près de 120 spécimens d’aorte prélevés sur des cadavres ou obtenus à l’issue d’une chirurgie, et en ont testé la flexibilité ainsi que d’autres propriétés mécaniques et biochimiques. Ils les ont ensuite reproduits sous la forme de modèles CAO en utilisant leur propre logiciel, de même que des logiciels de simulation commerciaux comme Comsol, LS-DYNA et 3D-Doctor. Pour vérifier la validité du modèle, ils ont transféré le fichier CAO à une machine de prototypage rapide afin de fabriquer un modèle de taille réelle d’une aorte en silicone élastique transparent, muni de tous les sinus, arcs et branches supérieures. Grâce à une technique baptisée vélocimétrie par analyse d’images de particules, l’équipe peut ensuite vérifier les paramètres de débit d’un liquide qui s’écoule dans l’aorte factice en utilisant un faisceau laser pour isoler les particules d’oxyde de titane. Même s’il existe quelques différences dans les paramètres de débit entre le modèle en silicone et l’organe proprement dit observé par électrocardiographie, les chercheurs croient pouvoir atténuer ces différences, au fur et à mesure que le logiciel sera amélioré.
« Du point de vue informatique, ces simulations sont très intenses et il faut parfois des semaines avant qu’elles ne convergent », explique Richard Leask. « Pour obtenir de bons résultats, il faut un réseau très fin, c’est-à-dire des millions de noeuds. Mais nous espérons ramener ce temps de calcul à quelques heures, voire à un jour. » À cette fin, les chercheurs devront développer des outils pour automatiser le processus de transformation des données d’imagerie brutes en modèle graphique utile de l’aorte. Ils pourront également évaluer jusqu’à quel point la résolution du modèle peut être réduite pour un rendu accéléré, sans pour autant en compromettre l’utilité chirurgicale.
Puisque les chirurgies de réparation de l’aorte sont programmées, les chirurgiens disposent du temps nécessaire pour planifier leurs interventions à l’aide de radiographies, d’examens IRM et d’autres techniques. À terme, la scintigraphie de l’aorte puis la simulation de son comportement en cas d’implantation de certains greffons ou valvules devraient faire partie de la préparation préchirurgicale. Par ailleurs, le Pr Mongrain envisage son modèle d’aorte comme une caractéristique standard des appareils d’imagerie pour permettre aux médecins de simuler différents gestes chirurgicaux.
« Par exemple, on peut très bien imaginer l’intégration d’une commande “Simuler l’intervention chirurgicale” sur la console d’un appareil d’IRM GE pour obtenir le modèle et le débit », explique-t-il.
Les chercheurs prévoient mettre cette technique à la disposition de deux utilisateurs d’ici deux ans. Les premiers sont les chirurgiens qui auront éventuellement besoin de l’aide d’ingénieurs en vue d’interpréter certaines données, quoique le système sera muni d’une interface utilisateur graphique très simple pour planifier la chirurgie. Les deuxièmes sont des entreprises, dont Coroneo, une société biomédicale privée de Montréal, qui est également le partenaire industriel de ce projet de recherche. Cette dernière souhaite utiliser le logiciel pour la conception de certains dispositifs comme les anneaux d’annuloplastie installés autour de l’aorte, afin d’éviter les anévrismes.
Les principaux enjeux techniques de ce modèle ont été résolus. Reste à affiner le système et à y intégrer différentes pathologies de l’aorte pour le rendre encore plus réaliste. Bien que les entreprises souhaiteront sans doute utiliser une version moins raffinée de ce système adaptée à leurs besoins, l’équipe s’attache présentement à améliorer la convivialité et la précision du logiciel pour les chirurgiens.
« Il faut automatiser le système pour les médecins. Les chirurgiens cardiaques n’ont pas de temps à perdre. Ils ont beaucoup de patients, et peu de patience », explique Richard Leask.