Le cerveau au service de la Mega science

Rassembler des spécialistes de différentes disciplines pour percer les mystères cérébraux les plus épineux

par Susan Murley

0201networks1

Par un chaud matin d’été de 1986, Alan Evans, professeur de génie biomécanique, traversait le campus du centre-ville de McGill, lorsqu’il aperçut le professeur de mathématiques Keith Worsley assis sur un banc, perdu dans la contemplation d’une grande feuille d’érable verte. Il étudiait la question de la variabilité ou de la déviation individuelle par rapport à une norme.

«Il analysait lesfeuilles», se souvient Alan Evans du Centre d’imagerie cérébrale McConnell de l’Institut neurologique de Montréal (INM) de McGill. «Alors qu’à cinq minutes de là, nous disposions d’une mine d’or de données d’imagerie qui pouvaient précisément apporter de l’eau au moulin de ses recherches. Je lui ai donc demandé :”Pourquoi ne viendriez-vous pas plutôt étudier avec nous la variabilité du cerveau humain ?” »

C’est ainsi qu’Alan Evans a recruté un nouveau disciple de la mégascience.


Édifier un réseau, puis discuter

Depuis vingt ans, la communauté scientifique se pose des questions auxquelles une douzaine de chercheurs n’arrive pas à répondre, même en unissant leurs efforts. Les mégaprojets scientifiques, comme la cartographie du génome humain ou les recherches destinées à trouver un traitement curatif pour le sida, nécessitent l’expertise de représentants de plusieurs disciplines et l’exploration d’une quantité phénoménale de données. La mégascience a besoin d’un mégaréseau.

Alan Evans et son collègue de l’INM, Bruce Pike, professeur titulaire de la Chaire Killam de neurologie et directeur du Centre d’imagerie cérébrale McConnell, nourrissent une véritable passion pour l’édification de grandes équipes de chercheurs. Si leur entreprise n’est pas aussi vaste que celle du Projet du génome humain, ses principes n’en demeurent pas moins identiques : fédérer différentes disciplines au sein d’un réseau coordonné, partager les données et nourrir le débat – en l’occurrence, sur le cerveau humain. Déjà, le concept de mégascience préconisé par les Prs Evans et Pike a changé notre compréhension des troubles neurologiques.


Représenter le cerveau normal

 Pour obtenir une représentation du cerveau humain moyen, Bruce Pike (à gauche), Alan Evans et leur équipe de chercheurs prennent des centaines d’images à l’aide de l’imagerie par résonance magnétique.
Pour obtenir une représentation du cerveau humain moyen, Bruce Pike (à gauche), Alan Evans et leur équipe de chercheurs prennent des centaines d’images à l’aide de l’imagerie par résonance magnétique.

Alan Evans et Bruce Pike ne travaillent pas à petite échelle. En 1993, ils ont participé à la mise sur pied du Consortium international de cartographie cérébrale (CICC), un partenariat ambitieux conclu entre quatre grands établissements, dont l’INM, qui continue à ce jour de recueillir et de divulguer librement des données comportementales, d’imagerie et cliniques issues de différents centres de recherche dans le monde.

« Pour étudier les facteurs génétiques les plus infimes qui interviennent dans l’apparition de maladies comme la démence, les troubles psychiatriques ou l’autisme, il faut pouvoir compter sur un très vaste échantillon de sujets. Un seul établissement ne peut suffire à cette tâche », explique Bruce Pike.

Grâce aux données recueillies par le CICC, Alan Evans et Bruce Pike ont élaboré MNI-152, une base de données de l’INM qui définit la « normalité » du cerveau humain. Pour le profane, cette entreprise peut sembler, disons, simplette. En réalité toutefois, les cerveaux sains diffèrent en taille et en forme ; au point où les chercheurs ne disposent d’aucun modèle de la normalité auquel se référer. Or, pour comprendre l’anormalité, soit la maladie, il faut un repère. MNI-152 fournit précisément ce repère et permet aux chercheurs du monde entier de démêler les origines de maladies qui touchent le cerveau et d’en comprendre le développement.


La prochaine génération

Après avoir élaboré un cerveau adulte paradigmatique, Alan Evans et Bruce Pike se sont ensuite intéressés aux enfants. À la fin de 2006, ils auront créé la première base mondiale de données d’imagerie cérébrale en ligne consacrée au développement cérébral chez l’enfant, fruit d’une collaboration de sept ans entre l’INM et six établissements américains subventionnée par les National Institutes of Health des États-Unis.

Les chercheurs américains qui collaborent à l’étude d’imagerie par résonance magnétique (IRM) du développement cérébral normal ont pris par balayage des images du cerveau de plus de 500 nourrissons, enfants et adolescents, tous soigneusement sélectionnés pour rendre compte de la démographie des États-Unis. Les Prs Evans et Pike, ainsi que leurs collègues de l’INM, ont ensuite compilé et analysé les données pour créer une carte du cerveau normal en développement. À l’aide de ce plan, cliniciens et scientifiques pourront suivre le développement anormal et accélérer le diagnostic précoce.

« À quel stade le développement du cerveau d’un autiste diverge-t-il suffisamment du développement du cerveau normal pour nous permettre de détecter une différence ? », s’interroge le Pr Evans. « À quel stade pouvons-nous affirmer que c’est précisément cette déviation [celle de l’autisme], et non une maladie ou un facteur démographique, qui en est à l’origine ? Aujourd’hui, nous pouvons percevoir la différence à deux ans, mais si nous étions en mesure de la déceler plus tôt, disons à un an, les enfants pourraient être traités plus rapidement, ce qui serait extrêmement utile à leur développement futur.»

« Cela nous permettra d’intervenir dans des domaines où toute intervention était inimaginable auparavant », affirme Bradley Peterson, directeur de la recherche par IRM à l’Université Columbia et à l’Institut de psychiatrie de l’État de New York, et l’un des consultants du projet. « Comprendre la normalité nous permet de comprendre l’anormalité. »


Voir grand

Comme pour tous les mégaprojets scientifiques, il est fondamental de rassembler les plus grands penseurs issus de différentes disciplines. « Si je veux connaître la différence entre la population autiste et la population dont le développement est normal, l’imagerie ou la neurologie ne suffisent pas », affirme Bruce Pike. « En dernier ressort, c’est une question de statistiques et de mathématiques, d’où l’importance de ces collaborations. »

Pour Alan Evans, la rencontre faite il y a vingt ans avec Keith Worsley sur le campus du centre-ville de McGill s’est soldée par un accomplissement important. « De nombreux scientifiques étaient désespérément à la recherche de données utiles. Si on pouvait tirer profit de leurs connaissances, celles-ci pourraient être appliquées à la résolution d’un certain nombre de problèmes : maladies psychiatriques, démence, vieillissement. »

Et qu’est-il advenu du Pr Worsley ? Il a délaissé les feuilles des arbres et est aujourd’hui l’une des plus grandes sommités du monde sur la variabilité du cerveau humain.


Ces travaux de recherche sont subventionnés par les National Institutes of Health, la Fondation canadienne pour l’innovation et le Fonds de la recherche en santé du Québec. Pour plus de renseignements sur l’étude d’IRM du développement cérébral normal, se reporter à l’article « McGill’s brain-imaging database a first » paru dans le numéro du 1er juin 2006 du McGill Reporter.