L'âge d'or de la conduite

Par Billy Shields

Au-delà de deux millions de conducteurs de plus de 65 ans circulent sur les routes du Canada. Pourtant, l’évaluation de l’aptitude à la conduite est une science étonnamment inexacte, ce qui est de mauvais augure pour de nombreux automobilistes chevronnés chez qui conduite est synonyme d’autonomie. Pour remédier à ce constat, des chercheurs de l’École de physiothérapie et d’ergothérapie de l’Université McGill participent à un ambitieux projet national visant à améliorer l’évaluation de l’aptitude à la conduite.

Imaginez un pays où les conducteurs doivent se soumettre tous les cinq ans à une évaluation médicale de leur aptitude à la conduite, en dépit de l’absence de consensus sur les meilleurs prédicteurs à prendre en compte comme la pression artérielle, les facultés cognitives ou les réflexes.

Seriez-vous étonné d’apprendre qu’il s’agit du pays où vous vivez?

C’est là qu’entre en scène Isabelle Gélinas, professeure agrégée à l’École de physiothérapie et d’ergothérapie de la Faculté de médecine de l’Université McGill. Isabelle Gélinas encadre le déroulement, à Montréal, de l’étude novatrice CanDRIVE. Cette étude longitudinale, multicentrique, pan-canadienne échelonnée sur cinq ans vise à dresser un bilan aussi complet que possible des habitudes de conduite des personnes âgées. L’étude est destinée à approfondir les questions relatives à la conduite automobile sécuritaire des personnes âgées et à élaborer de nouveaux indicateurs pour évaluer avec précision leur aptitude à cet égard. Il s’agit d’une initiative essentielle pour les personnes âgées, conduire leur permettant de préserver leur qualité de vie et d’accéder à un large éventail d’activités. Pour ses travaux ciblant Montréal, Isabelle Gélinas collabore avec la professeure agrégée Nicol Korner-Bitensky et la professeure adjointe Barbara Mazer. L’équipe de McGill inclut également deux associées de recherche, Minh-Thy Truong et Felice Mendelsohn Wise, ainsi que deux assistantes de recherche, Rivi Levkovich et Susie Schwartz. Le projet vient d’entamer sa deuxième année.

Selon Transports Canada, près de 2,8 millions de Canadiens de plus de 65 ans sont titulaires d’un permis de conduire. Pourtant, l’évaluation des compétences des automobilistes reste une science extrêmement inexacte. Sachant que d’ici 25 ans, près d’un cinquième des automobilistes canadiens sera âgé de plus de 65 ans, il est urgent d’affiner le processus d’évaluation médicale de l’aptitude à la conduite. Les chercheurs s’attachent donc à élaborer des normes d’évaluation susceptibles de permettre aux médecins généralistes de préserver la sécurité des automobilistes. Les chercheurs de CanDRIVE espèrent à leur tour proposer des adaptations personnalisées au processus de délivrance du permis de conduire telles que la conduite de jour seulement, l’interdiction de circuler sur les autoroutes et des aménagements mineurs pour les personnes âgées, de sorte qu’elles puissent modifier leurs habitudes de conduite et ne pas menacer la sécurité routière.

« Il est vrai que nous changeons avec l’âge, mais la plupart des personnes âgées conduisent bien, ajustent leur conduite et s’adaptent aux changements », explique la Pre Gélinas. Celle-ci poursuit en expliquant que le nombre de collisions rapporté au nombre de kilomètres parcourus d’un conducteur moyen affiche en général une courbe en U, avec des pics au début et à la fi n de la carrière de ce dernier. Alors que les mauvaises performances des jeunes conducteurs sont souvent attribuées à l’étourderie et au manque d’expérience, la conduite des personnes âgées est un phénomène beaucoup plus complexe. Certaines études montrent que le nombre de collisions rapporté au nombre de kilomètres parcourus double après l’âge de 70 ans, mais la Pre Gélinas s’empresse de préciser que ce constat est souvent le résultat d’une accumulation de phénomènes qui ne sont pas nécessairement liés à l’âge du conducteur. Le déclin de l’attention visuelle (et non de l’acuité visuelle, sinon de la manière dont on prête attention aux stimuli visuels dans l’environnement), des temps de réaction plus longs et le déclin des fonctions motrices concourent à affaiblir les performances des conducteurs âgés. Lorsque les personnes âgées deviennent inaptes à la conduite, explique-t-elle, « ce n’est pas en raison de leur âge, mais plutôt à cause d’un certain nombre de problèmes médicaux » que l’on attribue en règle générale au vieillissement.

Les chercheurs de McGill se penchent sur la feuille de route d’au-delà de 100 conducteurs montréalais âgés de 70 ans et plus, dans le but de cartographier leurs habitudes de conduite. (Globalement, l’étude compte près de 1 000 participants dans sept villes pilotes : Hamilton, Montréal, Ottawa, Thunder Bay, Toronto, Victoria et Winnipeg.) Les participants de CanDRIVE doivent être âgés d’au moins 70 ans, vivre au Canada au moins 10 mois par année (autre- ment dit, ceux qui partent en villégiature d’hiver au soleil ne sont pas admissibles) et ne pas être atteints d’une maladie grave, dont la dégénérescence maculaire. Pendant trois heures une fois par an, les chercheurs évaluent leurs aptitudes physiques, comportementales, cognitives et cliniques. Deux rendez-vous de suivi plus courts sont ensuite ménagés.

Les chercheurs utilisent également un dispositif d’enregistrement pour recueillir des données détaillées sur les habitudes quotidiennes des conducteurs. Grâce à un système de positionnement global installé près du pare-brise, ce dispositif enregistre le type de routes empruntées par le conducteur, ses habitudes en matière de freinage et si celui-ci a été impliqué dans un accident sur un terrain de stationnement de centre commercial, phénomène qui constitue un signe avertisseur potentiel de son inaptitude à la conduite. Ces données sont ensuite téléchargées aux fins d’analyses.

Les médecins généralistes qui doivent remplir des formulaires pour les agences provinciales chargées de la délivrance des permis de conduire au Canada se tournent de plus en plus vers les ergothérapeutes, comme l’associée de recherche de l’École de physiothérapie et d’ergothérapie de McGill Felice Mendelsohn Wise, pour des conseils sur les éléments à prendre en compte dans l’évaluation de l’aptitude à la conduite. « Les personnes âgées ne devraient pas être ciblées en raison de leur âge, car ce facteur n’augmente pas les risques au volant », explique-t-elle. « Un certain nombre de maladies peuvent en effet émousser la résistance physique, les réflexes et le temps de réaction. Il est très difficile d’expliquer pourquoi une personne donnée est inapte à la conduite. Des personnes de plus de 90 ans participent à cette étude, et je peux vous dire qu’elles n’ont rien perdu de leurs facultés. » (Au Québec, sept conducteurs centenaires possèdent encore toutes les facultés mentales et motrices nécessaires à la conduite automobile.)

Les candidats au renouvellement du permis de conduire qui présentent de légers déficits cognitifs, comme des pertes de mémoire, sont dans une situation particulièrement précaire au Québec, les services disponibles pour évaluer leur aptitude à la conduite y étant très rares. « Aucun service public n’est actuellement en mesure d’évaluer les personnes qui présentent un déficit cognitif léger », explique-t-elle, ajoutant que les évaluations privées peuvent coûter jusqu’à 500 dollars.

Jusqu’à présent, les autorités gouvernementales se sont montrées plutôt encourageantes. Récemment, le Conseil canadien des administrateurs en transport motorisé, qui compte en son sein des chercheurs spécialisés en sécurité routière au niveau fédéral et provincial, a mis en place un groupe de travail pour promouvoir ce type de recherche. Le lancement de cette étude n’a pas été sans difficulté, comme a pu le constater l’assistante de recherche Rivi Levkovich lors d’une visite au Centre CanDRIVE de Kirkland pour y installer un dispositif d’enregistrement dans la colonne de direction d’une Ford Taurus SEL bleu marine. Plus de 100 dispositifs de ce type ont été installés dans des voitures de la région de Montréal.

L’un des principaux obstacles de l’étude pourrait bien apporter un argument non scientifique aux conducteurs âgés, tant il est vrai que les chercheurs ont du mal à les suivre! De nombreuses personnes âgées participant à l’étude sont tellement actives et mobiles qu’elles oublient souvent le dispositif d’enregistrement dans leur ancienne voiture lorsqu’elles en achètent une nouvelle. « Vous ne pouvez imaginer le nombre de personnes âgées qui achètent une nouvelle voiture », s’exclame Felice Mendelsohn Wise en riant. « Et chaque fois, il faut démonter le dispositif et le réinstaller dans la nouvelle voiture. »

L’étude CanDRIVE est principalement financée par une subvention de 1,1 million de dollars des Instituts de recherche en santé du Canada. Les universités participant à CanDRIVE sont l’Université Lakehead, l’Université du Manitoba, l’Université McGill, l’Université McMaster, l’Université d’Ottawa et l’Université de Victoria. L’Université du Michigan et l’Université Monash (Australie) sont également partenaires de ce projet.