La voleuse d'âme

La maladie d’Alzheimer est une maladie neurodégénérative mortelle qui affecte les capacités mentales et le comportement. Ses causesexactes sont mal connues et il n’existe aucun traitement curatif. Aujourd’hui, à l’aube du centenaire de la découvertem de la maladie d’Alzheimer, de fins limiers de la science de McGill s’efforcent de percer l’un des plus redoutables mystères du vieillissement.

par Andrew Fazekas

Les premiers signes semblent inoffensifs : on oublie des noms, on ne range pas les choses à leur endroit habituel. Il y a trois ans, toutefois, la vie a commencé à changer de manière insidieuse pour Ralph Van Deemter. Âgé de 75 ans, cet homme d’affaires montréalais autrefois réputé pour sa vivacité d’esprit, a aujourd’hui de la difficulté à se souvenir des mots de tous les jours et des lieux, ce qui le plonge naturellement dans une profonde détresse et la dépression.

Lentement, la maladie d’Alzheimer prive Ralph Van Deemter de ses facultés intellectuelles. Pour son épouse, France, cette maladie lui vole l’homme qu’elle a connu.

« Le pire pour moi est de voir cet homme brillant s’éteindre à petit feu », déclare-t-elle.

En prenant part aux études avdant-gardistes que McGill mène sur la maladie d’Alzheimer, le couple espère se battre et, à défaut d’arrêter l’évolution de la maladie, au moins venir en aide à tous ceux qui n’y sont pas encore confrontés.

Deux centres de recherche – le Centre Bloomfield de recherche sur le vieillissement de l’Hôpital général juif et le Centre d’études sur le vieillissement de McGill du Centre hospitalier Douglas – livrent un combat contre cette maladie sur plusieurs fronts. Ils élaborent des techniques d’imagerie cérébrale et des tests sanguins pour le diagnostic et la surveillance de la maladie, dévoilent les mécanismes physiologiques à l’origine des pertes de mémoire et s’intéressent aux traitements et initiatives de prévention fondés sur des médicaments personnalisés conçus par génie génétique.


Selon le Dr Howard Chertkow, directeur du Centre Bloomfield et codirecteur de la Clinique de la mémoire de McGill, le diagnostic et le traitement de cette maladie doivent à tout prix être accélérés. Une « épidémie aux proportions désastreuses » se dessine en effet à l’horizon, car les baby-boomers atteignent l’étape de la vie (65 ans et plus) où ils sont le plus à risque d’être victimes de cette maladie. Selon la Société Alzheimer du Canada, la maladie d’Alzheimer est la forme de démence la plus fréquente et touche environ 290 000 Canadiens. D’ici les vingt prochaines années, ce nombre devrait doubler, faisant ainsi peser une lourde menace sur les personnes âgées et les soignants.

« En l’état actuel des choses, nous devons attendre que les sujets présentent des symptômes comme la perte de mémoire et la démence clinique », explique le Dr Chertkow. « Autrement dit, nous diagnostiquons la maladie d’Alzheimer alors qu’elle est déjà présente dans le cerveau depuis parfois 20 ans. » Selon lui, la détection précoce donnerait aux médecins plus de temps pour mettre en oeuvre des interventions comme le contrôle de l’hypertension et l’abaissement du taux d’homocystéine réputés ralentir l’évolution de la maladie.

L’aptitude à détecter avec précision la maladie d’Alzheimer dès ses premiers stades pourrait aider des patients à prendre des décisions plus éclairées sur leur éventuelle participation à des protocoles de traitement préventifs qui peuvent comporter des effets secondaires toxiques, mais qui ralentissent l’évolution de la maladie. La détection précoce permet aussi aux personnes atteintes de cette maladie d’avoir suffisamment de temps pour organiser leurs affaires avant la défaillance de leurs facultés essentielles.

Le Dr Chertkow ratisse large dans l’espoir de repérer les signes les plus précoces possible de la maladie d’Alzheimer. L’équipe multidisciplinaire qu’il dirige fait intervenir des tests cognitifs, l’imagerie cérébrale et les biomarqueurs dans l’exploration de nouvelles méthodes diagnostiques.

Grâce aux technologies d’imagerie cérébrale accessibles à l’Institut neurologique de Montréal de l’Université McGill, le Dr Chertkow a pu obtenir une quantité considérable d’images de cerveaux touchés par cette maladie. L’imagerie par résonance magnétique et la tomographie par émission de positrons lui permettent d’analyser les images du cerveau de patients ayant fait l’objet d’un diagnostic de perte de mémoire légère. Les résultats montrent que les changements physiologiques peuvent déjà s’être produits, particulièrement dans l’hippocampe (la partie du cerveau logée à l’interieur du lobe temporal), avant que le moindre symptôme caractéristique de la maladie d’Alzheimer ne se manifeste.


Piste sanguine

Cependant, selon le Dr Chertkow, l’imagerie et les tests cognitifs ne forment qu’une partie du tableau. Les structures cérébrales varient d’une personne à l’autre, et il peut exister d’importants chevauchements entre ce que l’on considère comme normal et anormal, sans compter que les techniques d’imagerie ultraévoluées ne sont pas disponibles partout. Les chercheurs qui se consacrent à la maladie d’Alzheimer ambitionnent plutôt de trouver un marqueur biologique simple permettant d’étudier les changements chimiques qui interviennent dans les liquides corporels.

Le Dr Hyman Schipper, professeur aux départements de médecine et de neurologie et neurochirurgie de l’Université McGill et chercheur au Centre Bloomfield, s’efforce précisément de trouver ce marqueur biologique. « Nous espérons mettre au point un test similaire au test de grossesse, où il suffit d’un prélèvement sanguin pour obtenir une réponse claire et immédiate », indique-t-il. L’équipe qu’il dirige vient d’identifier une nouvelle fonction protéinique dans le plasma humain, appelée activité suppressive hème oxygénase-1 (HOS). Les résultats d’une étude clinique avant-gardiste publiés dans Neurobiology of Disease en 2006, ont en effet montré une activité HOS plasmatique hors du commun chez des patients atteints d’une forme très précoce de la maladie d’Alzheimer, contrairement aux autres sujets expérimentaux.

Le Dr Schipper a obtenu un brevet pour sa découverte qui a été cédé sous licence à une société dérivée de McGill, Osta Biotechnologies Inc., pour l’élaboration d’un éventuel test diagnostique de la maladie d’Alzheimer. Selon lui, si les données se confirment dans des groupes de sujets expérimentaux plus importants, un simple test sanguin pourrait être mis au point pour le diagnostic précoce de la maladie d’Alzheimer chez les patients qui présentent des pertes de mémoire.


Suspects inhabituels

Andrea LeBlanc, professeure au Département de neurologie et neurochirurgie et chercheuse au Centre Bloomfield, essaie pour sa part de démêler les mécanismes sous-jacents qui déclenchent la maladie d’Alzheimer. Alors que la plupart des chercheurs dans le monde s’intéressent aux fonctions de destruction des protéines amyloïdes dans le cerveau, la Pre LeBlanc s’intéresse à d’autres suspects.

« Nous pensons avoir identifié l’un des marqueurs les plus précoces de la maladie d’Alzheimer », déclare-t-elle.

La pièce manquante du casse-tête pourrait bien être une enzyme insaisissable produite dans le cerveau humain vieillissant qui, sous sa forme active, détruit systématiquement les neurones. La protéine caspase-6 détruit les protéines connues pour intervenir dans les processus d’apprentissage et de mémorisation. « Si ces protéines sont détruites par cette enzyme, il se pourrait bien que cela entraîne l’apparition des premiers signes de lésion cognitive », précise la chercheuse. Après avoir consacré plus de douze ans à l’étude d’échantillons de cerveau et de cultures tissulaires dans son laboratoire, la Pre LeBlanc souhaite maintenant étudier le liquide céphalorachidien de patients atteints de la maladie d’Alzheimer afin de déterminer s’il présente un taux élevé de caspase-6 et définir, ce faisant, les inhibiteurs spécifiques de cette enzyme susceptible d’arrêter la maladie.


Un gène à suivre

Pourrait-il y avoir une explication génétique à l’aptitude de la maladie d’Alzheimer à court-circuiter et à détruire les cellules cérébrales par ailleurs saines ? Les chercheurs du laboratoire de recherche de Judes Poirier, au Centre d’études sur le vieillissement de McGill, ont identifié un gène défectueux qui sécrète l’apolipoprotéine E de type 4 (ApoE4), empêchant le transport du cholestérol vers le cerveau et favorisant l’apparition de la maladie d’Alzheimer. Ce gène anormal favorise non seulement le déclenchement de la maladie, mais il peut aussi interférer considérablement sur la réponse de patients atteints de la maladie d’Alzheimer aux médicaments destinés à renforcer la mémoire.

Cette découverte est susceptible de faire avancer le diagnostic de façon importante et de permettre le développement de traitements personnalisés beaucoup plus efficaces grâce à la pharmacogénomique, ou étude de la constitution génétique des patients, et à la manière dont celle-ci freine ou accroît l’efficacité des médicaments.

« Nous avons incontestablement mis le doigt sur le facteur de risque génétique le plus important de la forme courante de la maladie d’Alzheimer », précise Judes Poirier.

Judes Poirier travaille avec les sociétés dérivées de McGill pour élaborer un médicament de nature à compenser la baisse du taux d’ApoE4 chez les patients porteurs de ce gène défectueux. Il espère ainsi retarder l’apparition de la maladie d’au moins cinq ans.

Certes, il ne s’agit pas d’un traitement curatif, mais France Van Deemter serait heureuse d’obtenir un sursis de cinq ans auprès de son mari. « Si nous pouvions ralentir l’évolution de la maladie, ce serait merveilleux », déclare-t-elle. « Mais si ce n’est pas possible aujourd’hui, ce le sera peut-être dans cinq ou dix ans. »

« Qui sait ? Il est possible qu’un jour, un de nos enfants en ait besoin. »


Ces recherches sont financées par les Instituts de recherche en santé du Canada, la Société Alzheimer du Canada, l’Alzheimer’s Association des États-Unis, le Fonds de la recherche en santé du Québec, les National Institutes of Health et l’Institut canadien du vieillissement.