La vie anoxique

Le lac Victoria est la plus grande et la seule zone de pêche continentale d’Afrique, mais les changements écologiques ont transformé ses eaux profondes en milieu anoxique (privé d’oxygène) ou hypoxique (pauvre en oxygène) et modifié la chaîne alimentaire. D’autres changements redonnent néanmoins espoir à l’écologiste Lauren Chapman quant à la durabilité des pêcheries et à la préservation de la biodiversité.

Par James Martin

 Les pêcheurs du lac Victoria exportent chaque année pour plus de 200 millions de dollars de perches du Nil.
Les pêcheurs du lac Victoria exportent chaque année pour plus de 200 millions de dollars de perches du Nil.

Il fut un temps où les eaux du lac Victoria renfermaient une variété exceptionnelle de cichlidés haplochrominiens et où elles étaient un véritable paradis pour les spécialistes de la biologie de l’évolution. Le petit poisson a évolué pour donner plus de 500 espèces apparentées, distinctes et introuvables ailleurs, faisant du lac un terrain d’investigation de choix. Mais par une journée fatidique de 1954, quelques spécimens exotiques de perches du Nil ont été rejetés dans ses eaux pour relancer l’industrie de la pêche. Des rives du lac, l’on pouvait croire que l’expérience avait fait long feu, mais une révolution sanglante était en train de s’ourdir. Dès le début des années 1980, le plus grand lac tropical du monde était envahi de prédateurs mesurant près de deux mètres et pesant 135 kilogrammes.

Trois pays se partagent les eaux du lac Victoria (le Kenya, la Tanzanie et l’Ouganda) et tous ont profité du marché d’exportation florissant de la perche du Nil, une espèce que l’Union mondiale pour la nature, réseau international d’organismes gouvernementaux et d’ONG, classe parmi les 100 « espèces non indigènes les plus envahissantes ». Le problème ne tient pas uniquement au fait que la perche du Nil dévore les cichlidés et les autres espèces indigènes du lac (encore que l’arrivée de la perche du Nil dans les années 1980 coïncide avec le déclin de près de la moitié des populations de cichlidés) : la teneur en matières grasses de la chair de la perche est supérieure à la normale, ce qui a déclenché une catastrophe en chaîne. Les pêcheurs doivent allumer de plus grands feux pour faire sécher leurs prises. Pour cela, il leur faut plus de bois. L’abattage des arbres augmente l’érosion, rehausse la teneur en substances nutritives du lac (l’eutrophisation) et entraîne le glissement du sol. Les eaux eutrophiées abritent une végétation anormalement dense qui perturbe l’équilibre écologique. Résultat : une situation lucrative mais désastreuse écologiquement.

Mais Lauren Chapman voit poindre un espoir, si ténu soit-il. Bien que le lac Victoria ait enregistré des pertes catastrophiques ces dernières années, un équilibre semble pouvoir être atteint entre les impératifs de la conservation environnementale et le maintien d’une industrie qui exporte chaque année pour plus de 200 millions de dollars de perches du Nil.

Lauren Chapman étudie comment l’hypoxie provoque des changements morphologiques, physiologiques et comportementaux au sein des populations de poissons indigènes du lac Victoria.
Lauren Chapman étudie comment l’hypoxie provoque des changements morphologiques, physiologiques et comportementaux au sein des populations de poissons indigènes du lac Victoria.

Depuis 1990, Lauren Chapman installe deux fois l’an un camp à la Station biologique expérimentale de l’Université Makerere dans le Parc national de Kibale. Fondée en 1970, cette station donne aux chercheurs des quatre coins du monde accès à une vaste gamme d’écosystèmes. « L’Ouganda fait face à un besoin criant à l’égard de ressources de formation. Par conséquent, les universitaires étrangers jouent un rôle de première importance en matière de conservation en assurant la formation d’étudiants aux cycles supérieurs, et plus particulièrement d’étudiants qui, une fois leur formation terminée, poursuivront des activités qui les amèneront à faire une différence », d’expliquer Mme Chapman, professeure de biologie de McGill, qui supervise chaque année plusieurs étudiants ougandais de 2e/3e cycles.

À partir de la Station expérimentale, la Pre Chapman sillonne le bassin du lac Victoria ainsi que les marécages, les lacs de cratère et les rivières de la région. « Ce tropisme pour l’Afrique, je le dois à mon intérêt à l’égard des facteurs de stress environnementaux liés aux systèmes aquatiques et des modes d’adaptation des poissons aux conditions extrêmes », indique Mme Chapman. « Je m’intéresse au stress hypoxique de certains systèmes dont les marécages envahis par la végétation, le fond des lacs profonds ou les forêts inondées d’Amazonie et du Congo. »

Les abondants marécages à papyrus d’Afrique de l’Est sont extrêmement hypoxiques et constituent pour la Pre Chapman un modèle très utile. Là-bas, son équipe a découvert des réponses originales à l’hypoxie extrême et elle étudie le rôle de l’oxygène dans l’évolution de la diversité biologique chez les poissons. En soumettant ces derniers à différents niveaux d’oxygène au Pavillon Stewart des sciences biologiques de McGill, elle peut détecter les changements que l’hypoxie induit dans leur morphologie, leur physiologie et leur comportement.

L’intérêt qu’a d’abord manifesté la chercheuse pour les modes d’adaptation des poissons à des conditions extrêmes prend un relief particulier face à la crise du lac Victoria. « Les changements induits par l’homme dans les bassins versants (augmentation de la densité démographique, expansion de l’agriculture, déforestation) causent de sérieux problèmes dans le bassin du lac Victoria, qui dessert 30 millions d’habitants », souligne-t-elle. « De vastes sections du fond du lac sont en permanence anoxiques; mais il arrive qu’elles remontent à la surface, tuant de grandes quantités de poissons. »

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La pauvreté en oxygène a toutefois ses avantages. Certains poissons se sont habitués à l’hypoxie pour pouvoir survivre aux côtés de la perche du Nil. Au cours des années 1990, Lauren Chapman et ses collègues ont découvert que la perche du Nil était sensible à l’hypoxie, ce qui a permis à certaines variétés indigènes de se réfugier dans les terres humides hypoxiques qui bordent le lac. Au fil du temps, et puisque la perche du Nil fait l’objet d’une pêche intensive, ils ont pu observer le renouvellement de certaines populations de cichlidés. Dans le lac Nabugabo, un satellite du lac Victoria envahi par la perche du Nil, Lauren Chapman a ainsi constaté que la population de cichlidés occupait de nouveau un rôle décisif dans la chaîne alimentaire, alors qu’elle avait pratiquement disparu au cours des années 1990. « Les changements sont de plus en plus nombreux », observe-t-elle, « notamment en ce qui a trait à la répartition des terres humides et à l’écologie de la perche du Nil. Il est très important d’étudier ces systèmes à long terme, ce qui n’est guère facile, les subventions étant plutôt attribuées à des projets de courte durée. »

Les travaux de la Pre Chapman ont néanmoins remis à l’ordre du jour l’importance des terres humides, à la fois comme refuges pour les espèces de poissons indigènes et zones d’élevage pour les poissons présentant un intérêt commercial important. En 1995, l’Ouganda a adopté une politique nationale sur les terres humides qui limite le drainage et favorise l’adoption de pratiques durables. Les efforts de conservation sont axés sur des terres humides spécifiques et s’attachent à trouver des moyens d’exploiter ces habitats de manière durable (pêche, récolte de végétaux pour la construction, écotourisme), plutôt que d’opter pour la conservation à grande échelle des terres agricoles.

En attendant, la perche du Nil continue de répondre aux phénomènes en cascade déclenchés par son introduction. Au début, la perche se nourrissait de cichlidés haplochrominiens. De fait, elle en était tellement friande que les jeunes perches sont rapidement passées d’un régime insectivore à un régime piscivore, alors qu’elles mesuraient à peine 5 à 15 centimètres. Lorsque le nombre de cichlidés a commencé à diminuer, la perche a été contrainte de se nourrir de Rastrineobola argentea (méné indigène), de Caridina nilotica (crevette indigène), voire de ses propres jeunes. Astreinte à une alimentation de deuxième catégorie, la jeune perche a donc recommencé à manger des insectes jusqu’à ce que sa longueur dépasse 30 centimètres. « On pense que la perche grandit plus vite si elle se nourrit de cichlidés haplochrominiens », souligne la Pre Chapman.

Depuis 10 ans, la population de cichlidés est à la hausse (probablement en raison de la pêche intensive dont la perche fait l’objet, affaiblissant ainsi la population de prédateurs de cichlidés) et la perche du Nil recommence à se repaître de sa proie préférée. Une relation intéressante s’est nouée entre les modestes cichlidés et la perche. « Si les haplochrominiens sont ce que la perche préfère », indique la Pre Chapman, « alors ils sont bons pour la pêche à la perche du Nil. Il se peut donc qu’il existe un niveau optimal où il est possible de concilier perte de biodiversité et pêche; où le seuil atteint par la population de perches du Nil permet la résurgence des populations d’haplochrominiens. Cette notion a renouvelé l’intérêt pour le mariage de la conservation de la biodiversité et de la durabilité des pêches. »

En étudiant la vitesse avec laquelle les poissons indigènes répondent aux facteurs environnementaux (hypoxie, perche du Nil), on a constaté que quelques décennies de stress avaient provoqué des changements morphologiques rapides (augmentation de la taille des branchies, changement de la forme du corps). « Il s’agit d’un changement adaptatif sur une échelle de temps contemporaine; certains poissons du lac Victoria ont changé très très rapidement en réponse à de formidables pressions sélectives. » L’objectif principal est de comprendre les mécanismes qui sous-tendent ces changements. « Sommes-nous témoins d’un changement héréditaire – transmis d’une génération à l’autre – et (ou) d’un changement induit par l’environnement pendant la durée de vie d’un individu donné? Que se passe-t-il lorsque les facteurs de stress diminuent? »

L’Ouganda pourrait être un modèle mondial. « Devant l’afflux de déchets municipaux et d’engrais, le stress hypoxique qui s’exerce sur les poissons devient un problème planétaire », souligne la Pre Chapman. Elle en veut pour exemple le golfe du Mexique, où le ruissellement des engrais crée chaque printemps une « zone morte » privée d’oxygène (dont la superficie équivaut à celle du New Jersey et qui va en s’accroissant) où toute vie océanique est impossible.

« Je pense que nos travaux auront des conséquences importantes quant à l’influence des terres humides sur la répartition et la divergence des poissons, dont nous comprenons mieux les modes d’adaptation. »


Lauren Chapman est titulaire de la Chaire de recherche du Canada en écologie respiratoire et en conservation aquatique. Elle reçoit des subventions de la Fondation nationale des sciences, de l’Agence américaine pour le développement international, de la Société pour la conservation de la faune, de la Société National Geographic et du CRSNG.