La chance favorise l’esprit prepare

« Tant de choses arrive nt par chance », affi rme le Dr Charles Scriver. Commentaire fort étonnant venant d’un homme qui travaille 15 heures par jour, sept jours par semaine depuis plus de quarante ans et qui, ce faisant, a contribué à modeler la génétique moderne. Il soutient que le facteur chance joue le premier rôle, et qu’il suffi t d’y être préparé.

Par James Martin

En 1961, dans le Laboratoire de génétique biochimique DeBelle supervisé par le Dr Charles Scriver, situé dans une ancienne cafétéria de l’Hôpital de Montréal pour enfants (relogé 11 ans plus tard au septième étage toujours en rénovation et sans occupant de la résidence des infi rmières, de l’autre côté de la rue), ont été écrites les premières pages de l’histoire de la génétique. C’est dans ce laboratoire que le Dr Scriver a précisé les causes génétiques de plusieurs maladies, démentant ainsi la croyance, alors largement répandue, selon laquelle la maladie génétique est incurable. Le Dr Scriver tient néanmoins à préciser qu’il n’y est pas parvenu seul, mais bien de concert avec son équipe. « Lorsque je parle de travaux menés dans mon laboratoire, fait-il remarquer, je tiens à employer “nous”, car les réalisations sont le fruit d’un travail communautaire. Voilà ce qui était le plus emballant au sujet du laboratoire : il comptait de nombreux étudiants – ce que nous sommes tous d’ailleurs – qui participaient avec enthousiasme aux eff orts déployés, sachant que maints résultats fructueux en découleraient. »

Au fi l des années, ce « nous » a pris part à la classifi cation de 30 erreurs innées sur le plan du métabolisme (dont plusieurs sont en eff et un gène défectueux entraînant une abondance dangereuse à l’égard de certaines substances qui, à des niveaux normaux, ne causeraient qu’une incidence bénigne). D’ailleurs, chacune de ces erreurs innées s’est révélée potentiellement traitable. L’équipe a procédé au classement de plusieurs troubles génétiques attribuables à une carence vitaminique, tous facilement traitables au moyen de suppléments. L’équipe a de plus élaboré de nouvelles méthodes de dépistage de la phénylcétonurie chez le nourrisson. En employant ces moyens, l’équipe a démontré que la détection et le traitement précoces de cette maladie héréditaire amélioraient radicalement la santé. (L’on doit insister sur l’importance de la détection et du traitement précoces de la phénylcétonurie. Un suivi adéquat peut faire toute la diff érence entre une défi cience mentale majeure et, en respectant des considérations alimentaires particulières, un développement sain.) Au début des années 1970, de concert avec Claude Castonguay, ministre de la Santé, de la Famille et du Bien-être social du Québec, et des collègues pédiatres oeuvrant au sein de différentes écoles de médecine de la province, l’équipe a créé le Réseau de médecine génétique du Québec, de même qu’un programme avant-gardiste de détection, de dépistage et de traitement précoces reconnu à l’échelle mondiale pour sa performance novatrice.

Cela ne veut pas dire pour autant que Charles Scriver, grand solitaire, ait évité les feux de la rampe. Rappelons qu’il fait partie du Temple de la renommée médicale canadienne, qu’il est compagnon de l’Ordre du Canada, qu’il a reçu le prix Wilder- Penfi eld du gouvernement du Québec et qu’il est membre de la Société royale du Royaume-Uni. Encore récemment, en 2010, il a reçu le prix Pollin de recherche en pédiatrie, le seul prix international décerné dans cette discipline. Il a également reçu le plus prestigieux honneur décerné par la Société américaine de pédiatrie, soit la Médaille John Howland. Il a également fait entendre sa voix à titre de militant en faveur de l’adoption de mesures préventives, exerçant des pressions – avec l’appui de monsieur Arnold Steinberg, alors dirigeant d’une chaîne d’alimentation et maintenant chancelier de l’Université McGill – auprès du gouvernement du Québec afi n qu’il fortifi e le lait en bouteille en y ajoutant de la vitamine D, éliminant du même coup quelque 500 cas de rachitisme nutritionnel chaque année. Et pourtant, malgré un travail assidu et acharné et tous les honneurs qui lui ont été conférés, il continue de croire que si ce n’était d’une rencontre fortuite par ici, d’un coup de chance par là, tout aurait pu être radicalement diff érent. La chance, toujours la chance. « Il suffi t de se préparer à remarquer ce qu’elle a à off rir. Car, comme l’a dit Louis Pasteur : “La chance ne sourit qu’aux esprits bien préparés”.

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Né à Montréal le 7 novembre 1930 à l’Hôpital Royal Victoria, Charles Robert Scriver est le seul enfant des Drs Jessie Boyd et Walter Scriver. Sa mère, Jessie, est pédiatre à l’Hôpital de Montréal pour enfants et son père, Walter, interniste à l’Hôpital Royal Victoria. Tous deux enseignent également à McGill. Chaque soir au dîner, les trois Scriver accueillent à leur table le quatrième membre de la famille : le téléphone. Le jeune Charles prend vite l’habitude de voir ses parents partir faire des visites à domicile après le repas du soir et parfois, il les accompagne dans leurs tournées, découvrant plusieurs quartiers de Montréal, des riches demeures de Westmount aux modestes logements d’Hochelaga.

« En grandissant, j’ai découvert ce qu’était le dévouement, se souvient-il. Pour mes parents, la médecine était une profession au service des patients. Rien d’autre ne les intéressait. Ni les honneurs, ni les louanges. Ils aimaient ce qu’ils faisaient. »

Des parents qui « se sont bien gardés de pousser » leur fi ls à étudier la médecine. Avec un certain succès, du moins au début, car ses intérêts se tournent vers la littérature et la géographie à McGill. La profession de géographe lui paraît « plutôt intéressante », et il envisage même sérieusement de poursuivre des études supérieures dans cette discipline. Mais c’est sans compter sur la petite voix qui lui chuchote que « la médecine ne serait tout de même pas si terrible que ça ». Après tout, il a particulièrement aimé son cours de premier cycle en biologie humaine avec le Pr Norman Berrill, et a grandi aux côtés de « deux excellents modèles » qui n’ont eu de cesse de placer le patient au coeur de leur métier, et pour qui la médecine était une véritable vocation. Alors, la médecine comme prolongement d’un cours de biologie humaine? Pourquoi pas. C’est ainsi que Charles Scriver demande à intégrer la Faculté de médecine. Mais contrairement à la plupart des candidats, il ne multiplie pas les demandes d’inscription. Une seule suffi t, et si elle n’aboutit pas, eh bien tant pis, il fera autre chose. À l’automne 1951, il commence ses études de médecine à McGill.

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Les cours de biochimie ne sont pas faciles, et d’aucune façon ne laissent-ils présager du succès qu’il devait connaître par la suite comme généticien et spécialiste de la biochimie humaine – mais Charles Scriver persévère et obtient son doctorat en médecine avec une médaille d’or. En 1955, il entreprend sa résidence à l’Hôpital Royal Victoria, à laquelle succède une spécialisation en pédiatrie à l’Hôpital de Montréal pour enfants, où règne un « charmant chaos » lors de ses tournées quotidiennes auprès de jeunes patients enjoués. Le chef de pédiatrie, Alan Ross, encourage alors les résidents à acquérir de l’expérience sur le plus large éventail possible de maladies, et Charles Scriver quitte donc Montréal pour un stage d’un an au Centre médical pour enfants d’Harvard.

Un jour, une femme, qu’il prénomme plus tard « Mme H. » dans ses études de cas, vient le consulter avec sa petite fi lle. Elle supplie le Dr Scriver de l’aider : « Ça recommence. » Ça? De mystérieuses convulsions, réfractaires aux médicaments antiépileptiques, les mêmes convulsions qui ont coûté la vie à son premier-né.

Charles Scriver fait une recherche bibliographique et découvre un article sur la dépendance à la pyridoxine, une susceptibilité aux convulsions causée par l’inaptitude de l’organisme à métaboliser correctement la vitamine B6. N’écoutant que son intuition, il injecte alors à la jeune patiente de la vitamine B6 par intraveineuse. Les convulsions cessent. Bien que la résolution de ce mécanisme convulsif échappe aux chercheurs pendant encore un demi-siècle, l’enfant continue de bien répondre au traitement. (Le Dr Scriver confi rme d’ailleurs avec une satisfaction manifeste qu’elle est devenue une adulte en santé, menant une vie heureuse.)

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Un matin, le Dr Ronald Christie, médecin en chef de l’Hôpital Royal Victoria, convoque Charles Scriver dans son bureau. Il le reçoit fl anqué de son bras droit, le Dr John Beck. À ce moment, Charles Scriver est sur le point de conclure sa résidence, et ses supérieurs ont tout naturellement quelques questions à lui poser.

« Alors, Dr Scriver », commence le Dr Christie avec sa candeur habituelle, « qu’est-ce que vous voulez faire de votre vie? »

« Médecin et professeur de médecine, comme mes parents. »

John Beck se montre un peu plus insistant : « Et pourquoi devrions-nous vous recruter? Qu’allez-vous apporter de plus à McGill que les autres? Quels sont vos intérêts en dehors de la médecine? »

Charles Scriver part dans une longue diatribe sur les nouvelles techniques de photographie aérienne qu’utilise son ancien professeur de géographie, Norman Drummond, pour cartographier le cratère du mont Mégantic dans le sud-est du Québec. Intéressant certes, mais peu adapté à la médecine. Les Drs Christie et Beck proposent alors au jeune homme un délai de deux semaines pour réfl échir à son avenir.

Charles Scriver cultive un intérêt de longue date pour l’art. Adolescent, il fréquentait les galeries de Montréal, intrigué par la manière dont la créativité artistique parvient à combiner rigueur technique et inspiration la plus débridée. En 1956, lorsqu’il épouse son amour de jeunesse, Esther « Zipper » Peirce, diplômée de l’École de sciences infi rmières de McGill, ils font ensemble le serment d’acheter chaque année une oeuvre d’art canadienne. (Ils commencent par une gravure d’Yves Gauthier qui ornera les murs du bureau du Dr Scriver pendant près d’un demi-siècle.) Si bien que lorsque le jeune médecin arpente les rangées de la bibliothèque de l’Hôpital Royal Victoria, c’est tout naturellement qu’il laisse son sens de l’esthétique le guider et que son regard reste accroché à une revue à la couverture particulièrement audacieuse : trois bandes horizontales, rouges à chaque extrémité et blanches au milieu.

Il s’agit du Volume 10, numéro trois du British Medical Journal, consacré à la chromatographie, processus qui consiste à séparer un mélange de ses diff érents éléments en vue de les analyser. Charles Scriver feuillette la revue. Trop de mathématiques à son goût. Il a toujours été un excellent étudiant – n’a-t-il pas lu l’oeuvre de Virgile en latin à l’école secondaire? – mais les chiff res n’ont jamais été son fort. Tout cela augure plutôt mal. C’est alors qu’il tombe sur le dernier article de la revue, un traité sur le métabolisme des acides aminés des Drs Charles Dent et John Walshe de la Faculté de médecine de l’University College de Londres, en Angleterre. Les auteurs y affi rment que des techniques de chromatographie très simples peuvent être utilisées pour examiner la composition chimique et métabolique des liquides organiques humains. « Si une substance inconnue est présente… comme constituant mineur d’un mélange d’une plus grande complexité… on peut aujourd’hui l’isoler presque certainement à l’état pur, moyennant un excellent rendement », écrivent-ils dans cet article. « On peut donc raisonnablement s’attendre à ce que des progrès considérables soient opérés dans notre connaissance du métabolisme normal et anormal des acides aminés. »

Tout comme la photographie aérienne transforme à cette époque la géographie, voici qu’une nouvelle technologie promet de changer la médecine. Ses parents lui avaient appris que tout commençait par un patient, par la personne assise en face de vous. Voilà qu’il venait de trouver le sens à donner à ce précepte : Pourquoi, à ce moment précis, cette personne est-elle atteinte de cette maladie?

Deux semaines plus tard, Charles Scriver se présente de nouveau devant ses supérieurs. Il est convenu que le futur médecin étudiera la chromatographie auprès de Charles Dent pour ensuite tirer profi t, à McGill, des connaissances qu’il aura acquises. Charles et Esther réservent alors leur traversée à bord de l’Empress of Britain et lèvent l’ancre pour l’Angleterre.

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Le midi, sandwich en main, Charles Scriver et ses collègues du laboratoire du Dr Dent traversent la rue pour assister aux cours de biochimie que donnent de grosses pointures de l’époque comme Roland Westall, Ernest Baldwin et Eric Shooter. L’époque est riche en apprentissages et en découvertes.

Mais après six mois de ce régime, Charles Scriver est déprimé.

S’il est vrai qu’il a beaucoup appris sur le métabolisme des acides aminés, sur la réalisation des chromatogrammes et sur leur interprétation, il n’a cependant pas progressé comme il le souhaitait.

C’est alors qu’il reçoit une lettre d’Irwin Schafer, un ami de Harvard, qui lui suggère d’utiliser de nouvelles mét hodes chromatographiques afi n d’obtenir quelques éléments de réponse pouvant être mis à profi t dans le traitement de cas épineux.

Irwin Schafer envoie alors des échantillons de sang et d’urine que le Dr Scriver analyse et dans lesquels il découvre qu’une quantité excessive d’acide aminé, la proline, s’est accumulée dans le sang de la jeune patiente et que trois acides aminés, la proline, l’hydroxyproline et la glycine, étaient présents dans son urine. Ils découvrent alors que l’hyperprolinémie est une erreur innée du métabolisme. Mais comment s’explique la rupture entre le sang et l’urine? Le mystère s’approfondit.

Dans les moindres détails, le moment « eurêka » reste gravé dans la mémoire du Dr Scriver. Ainsi, il se souvient qu’il marchait dans le couloir baigné par la lumière du matin où se trouvait le laboratoire du Dr Dent. Les semelles de ses chaussures crissaient sur le linoléum. Il avait lu des articles sur les enzymes et sur le fonctionnement des transporteurs. Se pourrait-il qu’une protéine correspondante agisse comme transporteur afi n de déplacer un substrat chimique au-delà d’une frontière hostile? Un tel transporteur pourrait-il permettre le déplacement d’un groupe d’acides aminés? Charles Scriver tourne le coin au niveau du placard vitré, transfère son poids du pied droit au pied gauche et comprend que la réponse est : « Mais, bien sûr! ».

La quantité excédentaire de proline emprunte le même transporteur et déplace les deux autres acides aminés. Mais comment tester cette hypothèse? Au cours des 18 mois suivants, Charles Scriver s’injectera de la proline – afi n de causer l’hyperprolinémie – et analysera ensuite son urine, dans le but de confi rmer la triple aminoacidurie. (« Je ne pense pas que cela serait autorisé par les comités d’éthique aujourd’hui », plaisante-t-il, un demi-siècle plus tard.) Cette expérimentation aboutit à l’hypothèse de systèmes de transport permettant aux molécules hydrosolubles de franchir les barrières lipidiques pour entrer dans les cellules et en sortir.

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Trop souvent, les histoires se terminent dans un crissement de pneu et un froissement de métal. Mais il arrive aussi parfois qu’elles commencent de cette manière.

Charles Scriver revient à Montréal avec trois choses en tête : la réponse de la petite fi lle à la vitamine B6, la découverte d’une erreur innée du métabolisme des acides aminés et l’hypothèse sur leur transport. Ces idées font leur chemin et en 1961, la revue Nature publie l’article « Nouveau système de transport tubulaire rénal de l’acide aminé et nouveau trouble héréditaire du métabolisme de l’acide aminé », signé par Scriver, Schafer et une collègue de Londres, Mary Efron. C’est le premier article d’importance que signe Charles Scriver. Il présente ensuite les résultats de ses travaux lors du congrès de la Société américaine de chercheurs cliniques. Leur retentissement est tel que cela lui vaut l’obtention de la Bourse Markle échelonnée sur cinq ans, grâce à laquelle il peut se concentrer sur ses recherches.

Mais en attendant le premier versement de la Bourse Markle, Charles Scriver doit obtenir son agrément de pédiatrie au Québec. En novembre 1961, Charles et Esther montent, avec leurs trois enfants, dans leur Coccinelle Volkswagen, souvenir de leur séjour en Angleterre, pour Québec. Peu après Daveluyville, à mi-chemin en direction de Québec, un véhicule les percute sur le côté. Sous l’impact, la Volkswagen fait plusieurs tonneaux. Ça y est. Charles Scriver a juste le temps de dire à sa famille : « Merci pour tout! ».

Très accidentée, la Coccinelle s’immobilise, à l’envers, après avoir passé entre les voitures, en sens contraire de la circulation. Malgré quelques égratignures et contusions, tous les passagers sont indemnes. Charles Scriver sait alors que la vie vient de lui faire un véritable cadeau et qu’il est grand temps de passer cet examen et de se mettre à la tâche. Il sait aussi qu’il est sur le point de faire de grandes découvertes. Pas question qui plus est de perdre les frais d’inscription. Le jour même, il passe son examen d’agrément. (Il n’a jamais su quelle note lui a été attribuée; il sait seulement qu’il a réussi.)

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Pendant plus de cinquante ans, Charles Scriver a travaillé sans relâche. Debout à 6 h 30, petit-déjeuner, et hop, au boulot. Chaque jour, une part importante de son travail était de discuter avec les gens. Partager des idées avec des collègues, bien sûr, mais, avant toute chose, écouter les patients. Au fi l des ans, sa recherche a pris diff érentes voies. Il a oeuvré à la mise sur pied du Projet du génome humain. Il a mis au point une base de données colligeant l’ensemble des mutations connues liées à la phénylcétonurie. Ce faisant, il a notamment puisé dans ses connaissances en géographie pour trouver, dans l’historique de la migration humaine, une explication possible au fait que certaines mutations relatives à la phénylcétonurie touchent davantage des individus de descendance européenne, alors que d’autres mutations aff ectent les personnes d’origine asiatique. « Il s’agit d’une question de recherche fort intéressante, que je lègue néanmoins à d’autres. » Désormais, le « nous » poursuit son travail sans la présence de M. Scriver. Le chercheur juge qu’il est maintenant temps pour lui de refaire connaissance avec quelques-uns des sujets auxquels il s’intéressait avant que la médecine n’occupe une si grande place dans sa vie; soit la poésie, la littérature, la musique et la philosophie.

« J’ai déclaré victoire et annoncé ma retraite », dit-il dans un éclat de rire. « Je suis ravi de ne plus avoir à soumettre de demandes de subvention. »