Génies de la circulation

Par Katherine Gombay

Après avoir étudié quelques villes parmi les plus congestionnées au monde, des chercheurs de la Faculté de génie de McGill tentent maintenant de fluidifier la circulation montréalaise.

Référence photographique : Roadsworth et Bethany Gibson.

D’ici l’arrivée de la téléportation, la circulation continuera à faire partie de la vie. Aux quatre coins du monde, on presse de toutes parts les urbanistes de mettre en œuvre des politiques limitant les émissions de gaz à effet de serre engendrées par le transport. Les chercheurs rattachés au Département de génie civil et de l’École d’urbanisme – tous liés à la Faculté de génie – puisent dans cette mine de connaissances afin de concevoir les voies selon des paramètres de durabilité.

Pour être efficace, la planification doit tout d’abord être conforme aux besoins des usagers. S’ils pouvaient contraindre les gens à adopter certains itinéraires et modes de transport, la tâche des urbanistes serait bien simple. Comme ce n’est pas le cas, pour prendre des décisions à long terme en matière de transport et de circulation, ils doivent d’abord réunir des données sur les éléments qui interviennent dans le choix que fait une personne quant au mode de transport à emprunter. C’est ici que le savoir de Naveen Eluru est utile. Ce nouveau venu au Département de génie civil s’intéresse à la modélisation en transport, grâce à laquelle il peut appliquer sa passion pour les mathématiques à la résolution de véritables problèmes humains.

M. Eluru rassemble des données sur les déplacements individuels (comme les activités, et les modes de transport utilisés pour pouvoir les pratiquer). Tablant sur des données extrêmement détaillées portant exclusivement sur cinq pour cent d’une population urbaine, il peut ensuite, à partir de modèles complexes, faire des prévisions sur les choix en matière de transport pour la population tout entière. Grâce à ces données, les urbanistes peuvent avoir une idée de l’évolution des choix individuels en matière de transport, advenant l’adoption de politiques qui favorisent ou dissuadent l’adoption de certains modes.

«On peut étudier les répercussions d’une taxe sur les émissions polluantes à percevoir pour chaque kilomètre parcouru en voiture afin de déterminer si elle contribue à réduire le kilométrage au compteur des véhicules », avance M. Eluru. «Ou encore les répercussions qu’aurait l’amélioration des transports publics de sorte que la distance maximale entre un usager et un arrêt d’autobus soit d’un demi-kilomètre, et l’augmentation de la fréquence du service – cela favoriserait-il l’utilisation du transport en commun? Pour savoir combien investir en transport, il faut envisager des politiques d’accroissement du transport qui se répercutent sur le nombre réel d’usagers et la réduction de l’utilisation de la voiture. »

Professeur adjoint à l’École d’urbanisme, Ahmed El-Geneidy s’est penché sur ces questions alors qu’il participait à la modification d’un itinéraire d’autobus parmi les plus achalandés de Montréal. De concert avec la Société de transport de Montréal, M. El-Geneidy et ses étudiants se sont aidés de systèmes GPS, de systèmes de dénombrement de passagers et de données de sondages menés auprès d’usagers pour redéployer le parcours des autobus 67 et 467, que quelque 40000 passagers empruntent chaque jour. Le trajet est le même pour les deux autobus. Si le service régulier (bus 67) compte 40 arrêts espacés d’environ 400 mètres, le service express (bus 467) ne compte que 15 arrêts, espacés de plus d’un kilomètre dans certains cas. «Nous estimons les économies de temps à 10 pour cent», précise Paul Tétreault, un étudiant aux cycles supérieurs qui a collaboré avec le professeur El-Geneidy à la reconfiguration du parcours. «La méthodologie que nous avons mise au point pourrait servir à établir d’autres itinéraires au nombre d’arrêts limité sur des parcours très achalandés, et ainsi améliorer les transports en commun. » L’avantage d’un nombre restreint d’arrêts est que le service d’autobus express produit moins d’émissions de dioxyde de carbone – ce qui nous aide tous à respirer un peu mieux.

M. El-Geneidy s’intéresse également au cyclisme, partie intégrante de la vie urbaine montréalaise. Copenhagenize, un groupe d’urbanisme danois spécialisé dans la culture cycliste, a récemment classé Montréal huitième ville au monde où il fait bon rouler en vélo. (Sans surprise, les deux villes en tête sont Amsterdam et Copenhague. Montréal est la seule ville nord-américaine à figurer parmi les dix premières.) Montréal s’est dotée d’un parc de vélos en libre-service, les BIXI, qui a séduit 40 000 membres et qui compte plus de 500 kilomètres de pistes cyclables urbaines, une superficie qui devrait d’ailleurs doubler d’ici 2020. Souhaitant connaître la manière exacte dont les cyclistes parcourent la ville, M. El-Geneidy s’est entretenu avec près de 3 000 d’entre eux.

De concert avec le doctorant Jacob Larsen, M. El-Geneidy a mené une étude exhaustive de laquelle est issue une analyse détaillée sur l’utilisation que les cyclistes montréalais font des installations à leur portée, tant sur la chaussée que sur d’autres voies. Les chercheurs ont réuni de l’information étoffée sur les allées et venues et sur le parcours emprunté afin de mieux comprendre la relation entre les habitudes de déplacement et les installations conçues à l’intention des cyclistes. Parmi les conclusions qu’ils ont tirées, les chercheurs ont constaté que les gens qui font du vélo à titre de loisir empruntent davantage les voies qui leur sont réservées que les cyclistes purs et durs, bien que ces derniers parcourent de plus grandes distances. Dans l’objectif de doubler l’étendue cyclable d’ici 2020, l’étude pose un choix difficile : inciter davantage de cyclistes de tout acabit à monter en selle, en construisant à grands frais des voies à leur intention, ou pourvoir aux besoins de ceux pour qui le vélo est le principal moyen de transport, en rehaussant le nombre de bandes cyclables contiguës à la chaussée?

S’il n’a pas la réponse à cette question, Luis Miranda-Moreno est néanmoins certain d’une chose : les voies cyclables jouent un rôle de premier plan à l’égard de la sécurité, et la sécurité est plus que jamais une source de préoccupation, depuis que deux cyclistes ont perdu la vie – à un jour d’intervalle – à la suite d’une collision avec un automobiliste l’été dernier. Professeur au Département de génie civil de l’Université McGill, M. Miranda-Moreno collabore avec des fonctionnaires municipaux afin de rendre les voies montréalaises plus sécuritaires pour les cyclistes.

Le professeur Miranda-Moreno et ses étudiants ont conçu un laboratoire mobile sur la sécurité pour observer le transport non motorisé. Munis de divers capteurs et d’un système GPS de suivi de la circulation, ils recueillent des données sur la façon dont les piétons et les cyclistes utilisent les rues de la ville. Ils ont ainsi constaté que les pistes cyclables sont bondées et que, malgré la présence d’un grand nombre de cyclistes sur plusieurs artères, les feux de circulation sont encore synchronisés en fonction des automobiles. Selon Luis Miranda-Moreno, cela doit changer.

Le professeur propose d’ajuster les feux de circulation dans les rues davantage fréquentées par les vélos que par les voitures : les cyclistes sont plus enclins à s’arrêter à un feu rouge lorsque le feu vert a une durée adéquate. «La synchronisation est cruciale. En Europe, on tente de répondre aux besoins des piétons et des cyclistes pour diminuer les problèmes de circulation, pour l’ensemble des usagers. »

Bien sûr, la synchronisation des feux ne concerne pas exclusivement les cyclistes. Afin de comprendre les répercussions des changements de minutage des feux sur le débit de circulation, des urbanistes montréalais ont fait appel à l’expertise de Marianne Hatzopoulou, récemment arrivée au Département de génie civil de McGill. Au moyen d’un instrument qui rappelle l’écran magique Etch A Sketch – version 3D, avec des lignes et des icônes de différentes couleurs qui se déplacent à l’écran – la professeure Hatzopoulou et ses étudiants peuvent créer des scénarios de circulation très complexes.

L’imagerie satellitaire leur permet de façonner une grille des rues existantes d’un arrondissement, à laquelle ils greffent une deuxième strate indiquant toutes les intersections et des renseignements pour chaque feu de circulation, jusqu’à la durée des feux vert, jaune et rouge. La troisième strate, fondée sur des données de base, dont le comptage de la circulation, ajoute les piétons, les cyclistes et les voitures au modèle. «Nous recréons tout l’arrondissement Plateau Mont-Royal, au point de voir chaque véhicule arrêter aux intersections et poursuivre son chemin ou tourner», de dire Mme Hatzopoulou.

À l’aide de la grille, la chercheuse peut ensuite simuler l’impact, sur la fluidité de la circulation, de l’ajout d’un panneau d’arrêt ou d’une piste cyclable, voire de la modification du cycle de certains feux. À l’écran, les lignes et icônes multicolores représentant les rues, les voitures, les piétons et les vélos évoluent au gré des changements de données. « Concevoir ce genre d’instrument est l’œuvre d’une vie », explique Mme Hatzopoulou. «Nous continuons de le perfectionner et de le rendre plus réaliste. »

Cet exercice ne vise pas qu’à aider les gens à passer plus rapidement du point A au point B. L’écoulement de la circulation a un effet direct sur la qualité de l’air. « Une variable importante de la pollution de l’air est la façon de conduire », dit Mme Hatzopoulou. «La conduite au ralenti, les arrêts-départs incessants et la conduite dangereuse accroissent les émissions de polluants de l’air. Nous étudions donc la circulation et la production d’émissions par les véhicules pour voir comment optimiser le système et diminuer les émissions. Le Plateau Mont-Royal est une bonne étude de cas, en raison de sa densité et du nombre important de gens qui se déplacent dans les rues. »

Or, c’est précisément cette densité d’habitations, d’entreprises et de population qui nuit en partie à la qualité de l’air en ville. « La hauteur des immeubles de chaque côté d’une rue limite la dilution de la pollution de l’air causée par la circulation », souligne Mme Hatzopoulou, qui s’empresse de préciser qu’ironiquement, les gens qui contribuent à diminuer la pollution de l’air – piétons et cyclistes – sont ceux qui en aspirent la plus grande part dans leurs poumons. C’est pourquoi Mme Hatzopoulou et ses étudiants effectuent aussi un suivi du degré de pollution ici et là dans la ville, afin de caractériser la qualité de l’air au niveau de la rue.

La professeure Hatzopoulou et son équipe continueront d’améliorer le modèle. Elle espère que d’autres arrondissements de Montréal y songeront pour modifier les mouvements de la circulation. Mais le modèle n’est pas un outil prédictif de l’avenir, met-elle en garde. Il permet plutôt de tester les effets de différents scénarios de circulation. «Le modèle n’offre pas de solutions aux décideurs. C’est un point de vue de plus autour de la table », dit-elle. Un point de vue qui aidera à diminuer les problèmes de circulation et la pollution de l’air, croient les décideurs du Plateau Mont-Royal, et qu’ils écoutent attentivement.

Ces travaux sont subventionnés par le Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada et la Fondation canadienne pour l’innovation.