Par James Martin
Des chercheurs du programme Archives et bibliothèques musicales numériques réparties extraient la musique des sillons en vinyle grâce à un microscope haute puissance
À l’ère du téléchargement numérique, où les supports immatériels MP3 circulent librement de l’ordinateur au téléphone cellulaire et où la discographie complète d’ABBA et de Zappa peut se glisser aisément dans une poche, il est facile d’oublier que les enregistrements musicaux étaient auparavant inextricablement liés à des supports matériels. Des 78 tours en gomme laque aux disques longue durée en vinyle, le XXe siècle a produit au moins un million d’enregistrements phonographiques analogiques discrets. Le programme Archives et bibliothèques musicales numériques réparties (ABMNR) de l’École de musique Schulich cherche à mettre au point une technique pour préserver numériquement la musique que recèlent ces sillons poussiéreux.
Microscope
La technologie du phonographe a peu changé depuis 1878, date à laquelle Thomas Edison élabora son premier tourne-disque, jusqu’à l’apogée du disque compact au début des années 1990 : une aiguille, ou pointe de lecture, se déplace dans un sillon circulaire gravé à la surface d’un disque de plastique mis en rotation et émettant des vibrations ensuite transformées en signal électrique audible. La méthode traditionnelle de numérisation des enregistrements analogiques fait appel à une plaque de lecture standard, à un convertisseur analogique-numérique et à un graveur de CD. Les résultats varient selon la qualité de l’équipement : les audiophiles amateurs peuvent s’en sortir pour quelques centaines de dollars, mais les projets nécessitant des enregistrements de qualité archivistique – tels que le projet de l’École Schulich qui consiste à numériser la vaste collection d’enregistrements de Haendel dont l’École est titulaire (collection établie par un diplômé de McGill, feu David Edelberg, et qui est l’une des plus importantes collections de microsillons de Haendel) – nécessitent incontestablement des investissements plus conséquents. Et ce n’est pas tout.
« Chaque fois que vous placez une aiguille de phonographe sur un disque », explique Ichiro Fujinaga, chercheur du projet ABMNR et professeur à l’École de musique Schulich, « le disque se détériore ». Si les dommages qu’une seule audition peut causer sont négligeables pour un disque en vinyle tout neuf, ils peuvent être catastrophiques pour un disque fragile, qui est le seul exemplaire connu d’un enregistrement spécifique.
C’est pourquoi Ichiro Fujinaga et les cochercheurs du projet ABMNR étudient une solution radicalement opposée à la pointe lectrice : il s’agit de balayer optiquement le microsillon pour créer une image en 2D ou en 3D suffisamment détaillée de sa surface. À l’aide d’un profileur optique à interférométrie à lumière blanche (un microscope d’une valeur de 300 000 dollars généralement réservé aux applications industrielles telles que le contrôle de la qualité des disques durs des ordinateurs), les chercheurs balaient la largeur et la profondeur des sillons d’un disque longue durée. Ichiro Fujinaga utilise ensuite un logiciel pour simuler la manière dont l’aiguille est susceptible de naviguer dans ces sillons virtuels, convertissant le mouvement en ondes numériques, lequel se transforme ensuite en sonorités audibles. C’est un peu comme si on « jouait » l’image. Outre l’élimination des bruits de surface causés par les poussières ou les égratignures, cette méthode de numérisation non effractive peut être utilisée pour retrouver en toute sécurité le son des disques usés, voire cassés, qu’il n’est plus possible de faire jouer.
En novembre 2006, le Pr Fujinaga et ses collègues ont été les premiers au monde à auditionner une image en trois dimensions transformée en son stéréo. (D’autres chercheurs ont effectué cette expérience avec des enregistrements mono, une expérience beaucoup moins complexe que la stéréophonie à deux canaux.)
« C’était simplement un son sinusoïdal », indique le Pr Fujinaga. « Si l’enregistrement en lui-même n’avait rien d’extraordinaire, l’exploit technique l’était incontestablement. »
Tout l’enjeu consiste désormais à améliorer la durée du balayage nécessaire par album. À la résolution la plus basse, il faut environ 10 jours pour balayer la face d’un disque longue durée (près de 20 minutes de musique), alors que le balayage de la même face à la résolution la plus élevée nécessiterait cinq ans.
« Cela me fait apprécier la puissance de l’analogique », souligne le Pr Fujinaga, qui est aussi musicien au sein de l’ensemble montréalais Arashi Daiko qui joue des percussions japonaises traditionnelles connues sous le nom de taiko. Cette aiguille fort simple recueille une quantité impressionnante de données et pour obtenir le même son sur support numérique, il faut une quantité de travail extraordinaire.
« Je plaisante souvent en disant que notre microscope est le plateau tournant le plus cher du monde, mais aussi le plus lent. »
En collaboration avec plusieurs ingénieurs du son, de spécialistes de la reconnaissance des formes et de psychologues, le Pr Fujinaga et ses collègues cherchent à déterminer la résolution minimale du balayage nécessaire pour obtenir une qualité audio optimale. Et il semble bien qu’à ce chapitre, tout dépend de ce que notre oreille est véritablement en mesure d’entendre.
« Si l’oreille humaine ne peut faire la différence entre un balayage amplifié de 50 ou 10 fois, alors à quoi bon perdre son temps? », demande-t-il. « Nous ne savons pas à quoi tient la qualité du son. Certaines personnes consacrent des centaines de milliers de dollars à leur système stéréo en pensant acquérir ce qu’il y a de meilleur, mais que signifie meilleur dans ce cas? Nous devons trouver des personnes qui ont une oreille parfaite pour déterminer ce qu’elles entendent réellement et ce qu’elles prétendent entendre. »
45 tours
Ce projet ne concerne pas seulement la musique. Il s’intéresse également aux difficultés de la numérisation et à la création de métadonnées utiles pour les couvertures de disques et les étiquettes fixées au centre des disques. C’est un défi de taille qui donnera aux musicologues la faculté incroyable de rechercher rapidement des livrets, des photos, des données de publication ainsi que des notes d’accompagnement.
« Si nous avons un million de disques à numériser, nous avons tout intérêt à nous mettre à la tâche sans tarder », souligne le Pr Fujinaga. « L’heure est donc venue de mener des recherches sur la manière dont il faut s’y prendre. »
« Nous voulons y parvenir dès la première tentative de sorte que dans 50 ans, personne n’ait à recommencer à zéro. »
Le programme Archives et bibliothèques musicales numériques réparties bénéficie d’une subvention du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, de la Fondation canadienne pour l’innovation et de la Fondation Daniel Langlois.