…Et la justice sociale pour tous

Par Sikander Hashmi

Le Programme en société civile et rétablissement de la paix au Moyen-Orient applique les principes du service social à la réalité quotidienne d’Israël, de Palestine et de Jordanie.

Collège Sapir, Community Advocacy Israel, Croissant-Rouge de Jordanie, Fonds jordanien hachémite pour le développement humain, New Israel Fund, Palestine Community Advocacy Network, Université Ben Gourion du Néguev, Université de Jordanie, Université nationale An-Najah de Naplouse
Collège Sapir, Community Advocacy Israel, Croissant-Rouge de Jordanie, Fonds jordanien hachémite pour le développement humain, New Israel Fund, Palestine Community Advocacy Network, Université Ben Gourion du Néguev, Université de Jordanie, Université nationale An-Najah de Naplouse

Une fillette palestinienne handicapée de neuf ans ne peut se rendre à l’école parce qu’il lui est impossible d’emprunter les escaliers de l’immeuble où elle habite. De l’autre côté de la frontière, en Israël, une municipalité traduit ses résidants en justice pour défaut de réparation des canalisations d’eaux usées. En Jordanie, des femmes âgées ont mystérieusement perdu la vue.

Pour inhabituels que soient ces témoignages lorsqu’il est question du Moyen-Orient et de conflits, ces problèmes n’enminent pas moins la vie de nombreuses personnes. Fort heureuse ment, grâce à un travail d’équipe adapté, il est possible d’y remédier.

C’est ainsi qu’un groupement d’agences de service social a construit une passerelle pour permettre à la jeune Palestinienne d’avoir directement accès au réseau de transport en commun depuis le quatrième étage de son immeuble, que les résidants du quartier israélien ont appris qu’il appartenait en fait à leur municipalité de prendre en charge la réparation des canalisations et qu’après un bilan médical, les Jordaniennes âgées ont découvert qu’elles avaient simplement besoin de lunettes.

Ces solutions sont le fruit d’efforts d’un réseau d’avocats et de travailleurs sociaux en Palestine, en Israël et en Jordanie. Et même s’ils sont issus de cultures longtemps déchirées par les conflits, ils sont unis par un même engagement en faveur de l’enseignement public, du rayonnement com mu nau taire et de la recherche sur les politiques. Ils partagent également un autre point commun : leur rapprochement a été orchestré par l’École de service social de McGill.

En 1994, lorsqu’il crée le Programme en société civile et rétablissement de la paix au Moyen-Orient, le professeur de service social Jim Torczyner imagine Israéliens, Palestiniens et Jordaniens faire front commun pour bâtir la paix par la promotion de la justice sociale. Il s’attache alors à nouer des liens avec les neuf établissements qui forment le programme: l’Université Ben Gourion du Néguev, Community Advocacy Israel, le Shatil Empowerment and Training Center (qui relève du New Israel Fund) et le Collège Sapir; l’Université de Jordanie, le Croissant-Rouge de Jordanie, l’ONG Fonds jordanien hachémite pour le dévelop pement humain; l’Université nationale An-Najah de Naplouse et le Palestine Community Advocacy Network. À ce jour, ces collaborations ont permis la création de huit centres de pratique communautaire dans les trois pays. « L’idée était de dévelop per une culture régionale fondée sur les droits, explique le Pr Torczyner, une culture où chacun pos sède les mêmes droits. »

Le Programme mcgillois en société civile et rétablissement de la paix au Moyen-Orient s’inspire du modèle de pratique communautaire élaboré par le Pr Torczyner en 1975 pour le Projet Genèse, une organisation communautaire au service de la population multiethnique à faible revenu du quartier montréalais Côte-des-Neiges. Depuis sa création, le Projet Genèse a constitué des groupes de bénévoles issus de la communauté pour aider des centaines de milliers de Montréalais originaires de plus de 130 pays à se prévaloir d’un certain nombre de services et à défendre leurs droits. Dans le cadre de ce modèle participatif, la fin et les moyens revêtent une même importance : « Le droit des personnes à faible revenu de prendre part aux procédés et aux décisions qui affectent leur vie, en tant qu’individus et membres de communautés, est aussi important que l’accès aux droits eux-mêmes », explique le Pr Torczyner. Grâce à l’établissement de liens entre personnes de diverses origines, et particulièrement de personnes défavorisées, dans et entre les sociétés, ces dernières parviennent ultimement à trouver un terrain d’entente et à agir comme vecteurs du changement social.

Le professur de l'École de service social Jim Torczyner (à gauche) en compagnie de Sami Kilani, doctorant et membre palestinien du Programme en société civile et rétablissement de la paix au Moyen-Orient de l'Université McGill.
Le professur de l'École de service social Jim Torczyner (à gauche) en compagnie de Sami Kilani, doctorant et membre palestinien du Programme en société civile et rétablissement de la paix au Moyen-Orient de l'Université McGill.

Les centres rattachés au Programme se sont inspirés du Projet Genèse et ont créé des lieux accessibles, ayant pignon sur rue, où chacun peut consulter des avocats et des travailleurs sociaux sur ses droits sociaux, tels que le logement, le revenu et l’éducation. L’objectif commun de chacun de ces centres est de mettre en place des programmes novateurs pour promouvoir les règles du droit, l’équité, la paix et le développement de la société civile au sein de communautés défavorisées aux prises avec des conflits et des difficultés économiques. Ces centres viennent en aide à plus de 120 000 per sonnes chaque année.

Bien qu’elles soient au service de leurs communautés respectives et que leur personnel soit majoritairement représentatif de ces mêmes communautés, les équipes de direction transcendent les frontières religieuses et ethniques. Les comités de direction et de gestion sont en effet constitués de Canadiens, d’Israéliens, de Jordaniens et de Palestiniens –chrétiens, juifs et musulmans. Cette combinaison a permis de nouer de nouvelles relations, d’explorer de nouveaux territoires et d’obtenir des résultats sans précédent.

Ainsi, depuis sa création en 1930, le Magen David Adom (MDA-services d’urgences médicales en Israël) a longtemps été refusé comme membre de la Fédération internationale des sociétés Croix-Rouge et Croissant-Rouge, parce qu’il n’acceptait pas de remplacer l’Étoile de David par la croix ou le croissant. Jusqu’à ce qu’il joigne le Programme, le Dr Mohammed Al-Hadid, président du Croissant-Rouge de Jordanie et membre du comité directeur du Programme, n’avait jamais eu d’échanges avec des Israéliens. Après une visite en Israël et la découverte des activités de Magen David Adom, il a fait pression en faveur de cet organisme. Parallèlement, le Comité international de la Croix-Rouge a adopté le cristal rouge comme troisième emblème pour protéger le personnel médical et de secours, ouvrant ainsi la voie à l’adhésion du MDA. En 2006, le Magen David Adom a été admis officiellement au sein de la Fédération internationale des sociétés Croix-Rouge et Croissant-Rouge.

Un symbole peut paraître futile, mais ses conséquences sont importantes. En vertu de la Convention de Genève, le personnel et les véhicules identifiés par les emblèmes officiels de la Croix-Rouge ont libre accès aux personnes dans le besoin. Grâce au cristal rouge, Magen David Adom partage aujourd’hui ce privilège et de nombreuses vies pourront ainsi être sauvées. « Lorsqu’il y a un tremblement de terre, explique le Pr Torczyner, il ne s’agit pas d’un tremblement de terre juif, musulman ou chrétien, mais d’une catastrophe qui va causer la mort de nombreuses personnes. » Les victimes doivent être transportées vers les hôpitaux les plus près, même s’ils sont situés de l’autre côté de la frontière. Des protocoles à cet effet sont en cours d’élaboration. Grâce aux efforts du Programme, 18 Jordaniens peuvent désormais étudier la médecine d’urgence en Israël au lieu de se rendre en Australie, comme c’était le cas auparavant.

Chaque centre du Programme est fondé et dirigé par un diplômé mcgillois, et ce lien initial génère de multiples connexions sur le terrain. « Cela permet de rattacher les universités à la pratique et la pratique aux vraies gens », explique le Pr Torczyner.

Jimmy Weinblatt, recteur de l’Université Ben Gourion et membre du comité directeur du Programme, abonde également en ce sens : « Il est extrêmement important de développer ce type de coopération sur le terrain, explique-t-il, car nous en aurons besoin le jour où la paix sera rétablie. » Le Programme guide les protagonistes sur le chemin de la paix en leur redonnant espoir, selon Sami Kilani, membre palestinien du comité directeur et doctorant en service social à McGill. « La frontière entre l’espoir et le désespoir est infime, explique-t-il. La paix viendra avec l’espoir. Si l’on donne aux gens l’espoir qu’ils pourront résoudre leurs problèmes, alors l’espoir viendra à bout de cette mentalité de haine et de vengeance. »

Les neuf partenaires institutionnels sont aujourd’hui prêts à faire franchir au Programme une nouvelle étape, en fondant un organisme international ayant son siège à Jérusalem. McGill restera en charge du volet « recherche et formation » du projet et en sera en quelque sorte le « tiers habilitant », comme l’explique Jim Torczyner.

Le Pr Torczyner voit dans ce projet la preuve que la confiance a gagné les membres du Programme depuis les premières réunions, en territoire neutre, sur le campus de McGill. « Les acteurs de ce projet ont mis leurs relations à l’épreuve, se souvient-il, et il n’était pas toujours question d’amour, d’amitié et de paix. » Il y a eu en effet des divergences sur la manière dont chaque partie envisageait les conflits, sans parler du souci d’être taxés de collaborateurs. « Aujourd’hui, nous avons atteint un bon niveau de confiance, de respect et de compréhension », explique David Leduc, directeur du Programme, « chaque intervenant cautionne aujourd’hui ce modèle qui est compris par tous et auquel tous croient. »

Le Pr Torczyner attribue sa propre constance et la pérennité du Programme aux succès engrangés au jour le jour. Des succès comme le projet de rénovation de maisons mis en place par des étudiants de génie palestiniens, ou la distribution de courrier dans des villages israéliens isolés et leur alimentation régulière en électricité et en eau par une unité mobile bédouine. Ou encore le recrutement de travailleurs sociaux par des hôpitaux palestiniens pour qu’ils puissent venir en aide aux patients, et le refus opposé par un centre du Programme en Jordanie au projet de délocalisation d’un cimetière qui aurait empêché les familles de venir se recueillir sur les tombes de leurs défunts. La liste est longue.

David Leduc porte ces succès au crédit des liens que les centres et partenaires sont parvenus à nouer grâce à la subtilité de leur approche. « À bien des égards, leurs réussites confrontent les États sur la question des droits, ce qu’ils pourraient percevoir comme un obstacle. Mais ce n’est pas le cas. » À ses yeux, l’appui que les gouvernements apportent à ce programme est remarquable. Les gouvernements des trois pays sont convaincus que le renforcement de la société civile, notamment dans les zones les plus défavorisées, conforte leurs nations respectives en réduisant les inégalités et en favorisant la justice sociale. Le programme lui-même repose sur l’idée que la réduction des inégalités et la promotion de la justice sociale et de la société civile sont étroitement liées au rétablissement de la paix, entre et dans les pays.

Le Pr Torczyner n’a pas l’intention de cesser ses activités prochainement. Au cours des cinq prochaines années, il prévoit la création de 20 nouveaux centres et le recrutement de jeunes bénévoles dans le cadre d’un mouvement social transfrontalier. « Imaginez 10000 entrepreneurs sociaux israéliens, palestiniens et jordaniens dans ces quartiers, véhiculant le même message et s’enrichissant au contact des uns et des autres! »

Le Programme en société civile et rétablissement de la paix au Moyen‑Orient de lʼUniversité McGill est principalement financé par lʼAgence canadienne de développement international.