Dr Savoir

Par Christopher DeWolf

Nous pouvons envoyer des hommes sur la Lune, mais nous avons oublié comment. Kimiz Dalkir fait appel à la gestion du savoir pour combattre l’amnésie des grandes entreprises.

Grâce aux fables d'Ésope, Kimiz Dalkir apprend aux entreprises à utiliser des fables organisationnelles pour transmettre leur savoir.
Grâce aux fables d'Ésope, Kimiz Dalkir apprend aux entreprises à utiliser des fables organisationnelles pour transmettre leur savoir.

« J’aime prendre la NASA comme exemple », déclare Kimiz Dalkir, professeure à l’École supérieure de bibliothéconomie et des sciences de l’information de l’Université McGill. Et avec raison : l’Agence spatiale américaine a récemment admis que les lacunes dont souffrait sa mémoire organisationnelle étaient si importantes qu’elle ne sait plus comment envoyer de mission humaine vers la Lune, et encore moins où se trouvent les enregistrements originaux de l’atterrissage lunaire de 1969. Les difficultés qu’éprouve la NASA ne sont qu’un exemple de l’amnésie qui frappe aujourd’hui les plus grandes entreprises et institutions du monde, à l’heure où les compressions d’effectifs, l’externalisation et le départ massif des baby-boomers à la retraite les rendent en quelque sorte plus oublieuses que jamais.

De son bureau situé au sous-sol de la Bibliothèque McLennan, Kimiz Dalkir s’intéresse à la gestion du savoir et livre un combat de première ligne pour sauver le savoir collectif. Cette spécialiste a débuté sa carrière universitaire à McGill, où elle a obtenu un B. Sc. en génétique et un M.B.A. en gestion des systèmes d’information et en sciences de la gestion. Elle a ensuite passé plusieurs années à mener des recherches sur la modélisation des populations, l’intelligence artificielle et les sciences cognitives, un éventail en apparence diversifié d’intérêts qui relève selon elle de la « modélisation du savoir ». Il y a cinq ans, elle a intégré l’École supérieure de bibliothéconomie et des sciences de l’information. « McGill était à cette époque l’une des pionnières de l’enseignement de la gestion du savoir au niveau supérieur », souligne-t-elle. « L’École, et à vrai dire l’ensemble de la discipline, se métamorphosent complètement. Les changements sont considérables. »

Ces changements sont en grande partie dus à la croissance explosive du domaine de l’information et du savoir, qu’il soit tangible (c’est-à-dire sous la forme de livres) ou intangible (savoir-faire contenu dans la mémoire individuelle). Auparavant, explique la Pre Dalkir, on s’intéressait surtout aux réceptacles du savoir, qui étaient bien organisés et facilement accessibles, soit la gestion des dossiers, des documents et des fichiers. « Ce bon vieux temps est vraiment révolu », ironise-t-elle. Aujourd’hui, avec des milliards de courriels envoyés chaque jour, le recul de la communication en tête-à-tête et (grâce à la préretraite et à l’externalisation) une masse critique d’expériences qui s’amenuise constamment, le savoir s’est dispersé et il est de plus en plus difficile à saisir. Faute d’une gestion efficace, les organisations risquent de répéter leurs erreurs et d’oublier leur savoir-faire, les amenant ainsi à essuyer des pertes de plusieurs milliards de dollars.

Pour donner la preuve d’une forme efficace de gestion du savoir, la Pre Dalkir tire de sa bibliothèque un volume usé des fables d’Ésope et l’ouvre à la page de la fable de l’âne et du lion, qui s’associent pour capturer une proie, mais dont le lion sera finalement le seul à prendre possession. Moralité : la raison du plus fort est toujours celle qui l’emporte. « Les fables ont une vocation pédagogique », souligne Kimiz Dalkir. « Elles sont courtes et se terminent par une morale qui synthétise la leçon qu’il convient d’en tirer. Il s’agit d’anciennes traditions orales de transmission du savoir. » La gestion du savoir encourage la création de fables organisationnelles qui expliquent ce qui fonctionne et ne fonctionne pas et pourquoi, et qui permettent d’édifier une infrastructure interne pour que ces précieuses connaissances soient accessibles à l’ensemble des membres de l’organisation.

Depuis son arrivée à McGill, la Pre Dalkir a travaillé avec plusieurs grandes organisations. Après les événements du 11 septembre, elle a contribué à la mise en œuvre de principes de gestion du savoir dans le cadre de l’Initiative de recherche et de technologie (IRTC), l’équivalent canadien du ministère de la Sécurité intérieure des États-Unis. « Avant le 11 septembre, tous les renseignements existaient, mais personne ne pouvait faire de lien entre eux », souligne la Pre Dalkir. Pour tenter de combler cette lacune, le Canada a décidé de « rattacher les différents éléments ensemble » en améliorant la communication entre les groupes chargés des opérations antiterrorisme et du renseignement. Aujourd’hui, plutôt que de travailler au sein d’une « structure verticale », dans laquelle l’information et le savoir sont prisonniers de la hiérarchie d’une organisation unique, les connaissances sont mieux partagées. Le développement de collaborations entre les membres de l’IRTC empêche que les erreurs du passé ne se renouvellent, telles que la duplication du travail.

« Nous menons une recherche active qui se déroule essentiellement sur place, au cœur même de l’action », indique la Pre Dalkir. « Nous apportons des changements et des améliorations au fur et à mesure que nos recherches avancent. »

La Pre Dalkir analyse actuellement les systèmes de mémoire organisationnelle des entreprises canadiennes, des secteurs public et privé, pour mieux comprendre comment le savoir est partagé entre les membres actuels du personnel et comment il est préservé pour leurs successeurs. « Nous contribuons à la création de gardiens de la mémoire », indique-t-elle, « pour permettre aux organisations d’apprendre, de se souvenir et d’améliorer continuellement la manière dont elles opèrent. »


Cette recherche reçoit le soutien du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, du ministère de la Défense nationale, du Centre francophone d’informatisation des organisations, d’Industrie Canada, du ministère du Patrimoine canadien ainsi qu’une Subvention d’innovation en enseignement de la Banque Royale du Canada.