Une méthode inhabituelle pour explorer une maladie inhabituelle. À presque tous les égards – symptômes, diagnostic, traitement, guérison – , le cancer de l’ovaire refuse obstinément de se conformer aux modèles oncologiques habituels. //
Par Victoria Leenders-Cheng
Le cor français est d’origine allemande, le cochon d’Inde ne vient pas de l’Inde, et il semble maintenant que le cancer de l’ovaire pourrait bien ne pas être un cancer de l’ovaire. Selon la Dre Lucy Gilbert, chef du Département d’oncologie gynécologique à l’Hôpital Royal Victoria, qui a commencé à étudier le cancer de l’ovaire il y a plus de 20 ans, cette maladie déjoue les oncologues depuis des décennies.
Le cancer de l’ovaire est relativement rare – il atteint une femme sur 60,comparativement à environ une sur dix pour le cancer du sein –, mais il présente un taux de mortalité très élevé : seulement 54 pour cent des femmes survivent plus de cinq ans après en avoir reçu le diagnostic, contre 89 pour cent pour le cancer du sein.
« Chaque décennie, nous faisons des pas de géant dans le traitement de nombreux cancers », affirme la Dre Gilbert, citant en exemple le taux de guérison et de prévention du cancer de l’utérus et du col de l’utérus. « Le taux de guérison du cancer de l’ovaire, lui, est le même depuis 30 ans. »
« C’est une maladie qui donne parfois envie de capituler. »
Les symptômes du cancer de l’ovaire (ballonnements, brûlures d’estomac, etc.) sont vagues et peuvent facilement être mis sur le compte d’un malaise général ou, chez les femmes plus âgées, passer pour des effets de la ménopause. Les épreuves diagnostiques actuelles – dosage d’un marqueur tumoral dans le sang ou échographie – donnent beaucoup de faux positifs, si bien que de nombreuses femmes subissent des interventions chirurgicales pour traiter un cancer qui n’existe pas.
Même lorsque le cancer est bien diagnostiqué, ajoute la Dre Gilbert, le taux de récidive reste élevé. « Ces femmes viennent nous voir, elles suivent nos recommandations et subissent des chirurgies lourdes et des traitements de chimiothérapie; malgré cela, la maladie revient, avec toutes les souffrances que cela entraîne. »
En 2007, dans l’espoir de sensibiliser la population au cancer de l’ovaire et d’augmenter les chances de déceler la maladie à un stade précoce, trois grands organismes de lutte contre le cancer aux États-Unis ont recommandé aux femmes présentant des symptômes de ballonnements, de mictions fréquentes ou de douleurs abdominales durant plus de deux semaines de consulter un médecin.
La Dre Gilbert a voulu savoir si l’exploration de ces symptômes mènerait bel et bien à un dépistage précoce du cancer de l’ovaire. En 2008, elle a obtenu une subvention des Instituts de recherche en santé du Canada pour réaliser une étude pilote.
« Selon notre hypothèse, en informant les femmes sur ces symptômes et en leur off rant un accès facile aux examens à visée diagnostique, nous pourrions déceler le cancer de l’ovaire plus tôt et retirer complètement les tumeurs par voie chirurgicale. »
La Dre Gilbert et ses collègues ont conçu un projet novateur appelé Detecting Ovarian Cancer Early (DOvE : dépistage précoce du cancer de l’ovaire) et ont invité les femmes de 50 ans et plus qui présentaient des malaises abdominaux ou des ballonnements à passer des tests de dépistage du cancer de l’ovaire.
À Montréal, près de 2 000 femmes ont répondu à l’appel. Les deux tiers d’entre elles, soit 1 455 femmes, remplissaient les critères d’admissibilité à un dépistage plus poussé.
Ces femmes ont subi un examen physique, une analyse de sang et une échographie transvaginale. L’analyse de sang a permis de mesurer le taux du marqueur tumoral 125 (CA-125), protéine souvent présente en quantité élevée dans le sang de patients atteints de certains types de cancer, dont le cancer de l’ovaire. L’échographie a servi à examiner la forme et la taille des ovaires, ainsi que de tout kyste qui pouvait s’y trouver.
Lorsque les résultats de ces épreuves sont normaux, on trouve moins de 35 unités de CA-125 par millilitre de sang, et le volume de tout kyste ovarien est inférieur à 60 cm3. Lorsque les résultats initiaux des deux épreuves étaient normaux, la Dre Gilbert et ses collègues refaisaient l’analyse de sang après quatre mois; en revanche, si les résultats de l’une des épreuves se révélaient anormaux, ils refaisaient l’analyse de sang à des intervalles de quatre à huit semaines.
Des 1 455 participantes à l’étude, 11 (0,756 pour cent) ont reçu un diagnostic de cancer de l’ovaire. D’autres études menées au Royaume-Uni, au Japon et aux États-Unis auprès de femmes recrutées dans la population générale ont montré des taux de prévalence du cancer de l’ovaire se situant entre 0,06 et 0,084 pour cent.
Autrement dit, l’étude de la Dre Gilbert a révélé un taux de prévalence qui, étonnamment, était dix fois plus élevé que celui des études réalisées dans ces trois pays. Ses résultats ont montré non seulement que les femmes présentant des ballonnements et des douleurs abdominales étaient exposées à un risque dix fois plus élevé de cancer de l’ovaire, mais qu’en explorant ces symptômes, on pouvait déceler le cancer à un stade précoce et retirer les tumeurs par voie chirurgicale.
L’étude a cependant mené à une conclusion encore plus étonnante : le sous-type de cancer de l’ovaire le plus mortel n’est pas un cancer de l’ovaire, mais bien un cancer des trompes de Fallope.
L’un des grands facteurs de réussite du traitement du cancer est le dépistage à un stade précoce, avant que la maladie ne se propage. Un sous-type de cancer de l’ovaire, appelé cancer séreux de haut grade, entraîne à lui seul 90 pour cent des décès attribuables à cette maladie, en partie parce qu’on ne le découvre qu’au stade avancé.
Les résultats de l’étude pilote de la Dre Gilbert ont montré qu’en matière de dépistage et de traitement du cancer séreux de haut grade, il se pouvait que les gynéco-oncologues aient toujours cherché au mauvais endroit.
« Nous répétions que si le cancer est dépisté tôt, pendant qu’il est encore confi né à l’ovaire, nous pouvons guérir la maladie », explique la Dre Gilbert. « À notre grande surprise, malgré la précocité du dépistage, certaines femmes ne présentaient aucune trace de cancer dans l’ovaire. Tout avait commencé dans les trompes de Fallope. »
Les trompes de Fallope, dont le rôle est de transporter les ovules libérés par les ovaires jusqu’à l’utérus, ne touchent pas aux ovaires proprement dits. Elles sont plutôt dotées de cellules digitiformes, appelées franges, qui enveloppent délicatement les ovaires et dirigent l’ovule vers l’intérieur de la trompe sous l’eff et d’indicateurs hormonaux libérés de façon cyclique par l’utérus.
« L’ovaire est une glande très complexe », souligne la Dre Gilbert, « et les trompes de Fallope sont des structures délicates bordées par ces franges en apparence inoffensives qui fl ottent doucement dans l’abdomen et dispersent les cellules cancéreuses dans toute la cavité abdominale, les répandant partout en très peu de temps. »
Selon la Dre Gilbert, cette découverte pourrait très bien révolutionner le mode de dépistage et de traitement du cancer de l’ovaire. Elle ajoute qu’il faut repenser tout ce qui concerne la maladie – le nom, la détermination des stades, les épreuves diagnostiques – si l’on veut améliorer la rapidité de détection et le taux de guérison.
En cherchant la meilleure façon de présenter les résultats de son étude, la Dre Gilbert, qui en est venue à avoir une appréciation poétique du système reproducteur féminin après avoir oeuvré en gynéco-oncologie pendant 20 ans, revenait sans cesse à des métaphores tournant autour du déguisement.
« Le coupable a été démasqué », déclare-t-elle. « C’est une maladie très intelligente. Ce n’est pas vraiment un cancer de l’ovaire – c’est un cancer des trompes de Fallope, qui sont si belles et ont l’air si inoffensives; à vrai dire, le pauvre ovaire n’est qu’un observateur innocent qu’on accuse à tort. »
Des études antérieures sur des patientes porteuses d’un gène qui les prédispose au cancer de l’ovaire – la mutation BRCA – avaient révélé qu’un grand nombre d’entre elles étaient atteintes d’un cancer des trompes de Fallope.
« Nous pensions toutefois que ce modèle était propre à la mutation BRCA et qu’il s’agissait d’une discussion théorique », explique la Dre Gilbert. « En pratique clinique, nous avons continué de chercher du côté de l’ovaire. »
L’étude DOvE a été la première à obtenir le même résultat, mais dans la population féminine en général, pas seulement chez les femmes porteuses de la mutation. Cette découverte est si stupéfi ante qu’on la considère comme un changement de paradigme dans la lutte contre le cancer de l’ovaire.
« Il ne nous est pas arrivé souvent d’être dans l’erreur aussi longtemps », avoue la Dre Gilbert. « Pendant des années, nous nous sommes attardés aux ovaires. C’est tout un changement de reconnaître que cette approche est erronée, de chercher ailleurs et de penser “abdomen, abdomen” dès le début de la maladie. »
En 2012, les Instituts de recherche en santé du Canada ont accordé une subvention de 1,4 M$ à la Dre Gilbert et à ses collègues pour élargir le cadre de l’étude DOvE à 12 cliniques satellites à Montréal. Au cours de cette étape, on évaluera 14 000 femmes à risque, dont environ 100 devraient recevoir un diagnostic de cancer selon l’estimation de la Dre Gilbert. La plupart des cas seront cependant décelés assez tôt pour qu’on puisse enlever toute la tumeur par voie chirurgicale.
« À partir de là, nous espérons élaborer de bons algorithmes pour informer les Canadiens et le reste du monde sur les moyens de détecter cette maladie à temps. »
La Dre Gilbert prévient toutefois que son protocole d’étude ne devrait pas être mis en oeuvre à grande échelle pour le moment, en précisant que les examens et les épreuves doivent être réalisés par des médecins et des techniciens qui connaissent bien le côté trompeur de la maladie.
« Nous sommes encore un peu dans le brouillard », affirme-t-elle. « Nous n’avons pas de formule magique du genre “Faites ceci et cela et vous trouverez tous les cancers de l’ovaire”. Nous ne savons pas encore comment les trouver tous ni par quel moyen, mais au moins, nous ne cherchons plus au mauvais endroit. »
L’étude DOvE a bénéficié de subventions des Instituts de recherche en santé du Canada, de la Fondation de l’Hôpital général de Montréal, de la Fondation de l’Hôpital Royal Victoria, de l’Institut des Cèdres contre le cancer et de la Fondation du cancer Monique Malenfant-Pinizzotto.