Deep Saini : « Le champ des possibilités est si vaste pour McGill. Soyons audacieux! »

L’éducation peut changer le monde, une vie à la fois, estime le 18e principal de l’Université
« Peu d’universités dans le monde disposent de l’effectif de haut calibre et de la force de frappe intellectuelle de McGill. Cependant, avec ces leviers d’action vient une énorme responsabilité, dit Deep Saini. Si nous ne relevons pas ces défis, qui le fera? »

Deep Saini entreprendra son mandat comme 18e principal et vice-chancelier de l’Université McGill le 1er avril 2023. Il est impatient de découvrir les nouveaux visages qui peupleront ses premières semaines de principalat, et il sait qu’un visage familier veillera sur lui.

« J’ai un portrait de mon père sur le mur de mon bureau en guise de reconnaissance pour ce qu’il a fait pour moi, dit-il. Mais surtout, ce portrait me rappelle à quel point l’éducation peut changer une vie. »

L’éducation est le fil d’Ariane de la vie et de la carrière de Deep Saini, celui qui l’a conduit d’un bout à l’autre de la planète. Le Pr Saini a grandi en Inde, où il a obtenu un baccalauréat et une maîtrise ès sciences spécialisés de l’Université agricole du Pendjab, située à Ludhiana. Il est également titulaire d’un doctorat en physiologie végétale de l’Université d’Adélaïde, en Australie.

Il est arrivé au Canada en 1982, après l’obtention d’une bourse de recherche postdoctorale de l’Université de l’Alberta. Il a toujours vécu au Canada depuis, si l’on excepte un séjour de trois ans en Australie à titre de vice-chancelier et président de l’Université de Canberra. Le Pr Saini a enseigné à l’Université de Montréal pendant 18 ans, puis a occupé divers postes de direction aux universités de Waterloo et de Toronto. Depuis 2020, il est président et vice-chancelier de l’Université Dalhousie.

Mais en réalité, le parcours exceptionnel de Deep Saini est intimement lié à celui d’un autre petit garçon – son père – et a débuté il y a de cela un siècle.

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Pendjab, Inde, années 1920. La voie du petit Chanan Singh Saini, six ans, est déjà toute tracée. Il travaille dans les champs avec ses grands frères pour nourrir la famille, qui pratique l’agriculture de subsistance. La famille n’a pas les moyens d’embaucher des travailleurs, et encore moins d’envoyer les enfants à l’école. Comme tant d’autres avant lui, Chanan est destiné à passer sa vie entière sur la ferme.

La famille cultive la canne à sucre. Un jour, le père envoie Chanan au village chercher de l’huile pour le petit moulin qui broie la canne à sucre pour la transformer en sucre. Chanan étant le benjamin, la famille peut s’en passer plus facilement à la ferme.

Près du village, il passe devant l’école primaire, qui ne compte qu’une seule classe et vient tout juste d’ouvrir ses portes. S’il était passé quelques minutes plus tôt ou plus tard, il n’aurait peut-être pas vu l’enseignant distribuer des bonbons et de petits livres d’alphabet. La campagne de recrutement allait bon train.

Incapable de résister à l’appel des friandises et du livre, Chanan oublie complètement la raison de sa venue au village. Il s’assoit et passe la journée entière en classe. Chanan vient de vivre sa première journée d’école.

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Pour Deep Saini, la vie est une suite d’occasions à saisir et de possibilités à explorer. Récemment, il s’est entretenu avec le McGill Reporter depuis son bureau de l’Université Dalhousie. Sa femme Rani et lui venaient tout juste, quelques minutes à peine avant l’entrevue, de conclure l’achat de leur nouvelle maison à Pierrefonds-Roxboro, à l’extrémité ouest de l’île de Montréal. Ils sont ravis de revenir à Montréal, ville qui a vu grandir leurs enfants, et de se rapprocher de leurs petits-enfants. En effet, leurs deux filles, aujourd’hui mères de famille, habitent Ottawa.

Dans son esprit, mille possibilités s’offrent à l’Université McGill.

Il suit de près l’achèvement prochain du métro léger, le REM, qui desservira l’Ouest-de-l’Île. Et le voilà qui se demande comment ce REM pourrait faciliter la vie des étudiantes et étudiants du campus Macdonald. McGill inaugure son nouveau campus de médecine en Outaouais? À la bonne heure! Pourrait-on envisager l’ouverture d’autres campus satellites, la conclusion de partenariats avec d’autres universités ou le « partage » d’éminents membres du corps professoral, par exemple des prix Nobel, grâce aux technologies d’apprentissage à distance?

Ce ne sont pas les idées qui manquent.

« Montréal est la ville universitaire par excellence au Canada, déclare le Pr Saini. Je me réjouis de voir l’Université McGill nouer de si belles collaborations, notamment avec l’Université de Montréal et Polytechnique Montréal. Je pense qu’un nouveau monde émerge en ce moment à Montréal et que nous y tenons un rôle essentiel. »

« Le champ des possibilités est si vaste pour McGill. Soyons audacieux! »

Le Pr Saini a pris les rênes de l’Université Dalhousie quelques semaines à peine avant que la COVID-19 ne vienne ébranler le monde. À peine installé dans sa présidence, il a guidé de main de maître son établissement dans la tempête qui, au même moment, s’abattait également sur l’Université McGill : cessation immédiate des activités universitaires en mars 2020, passage abrupt à l’apprentissage et au travail à distance, virage logistique dans les résidences étudiantes, soutien psychologique pour les personnes en isolement, coordination des activités de dépistage sur le campus, apprentissage hybride et organisation du retour en présentiel.

« J’ai un portrait de mon père sur le mur de mon bureau en guise de reconnaissance pour ce qu’il a fait pour moi, dit Deep Saini. Mais surtout, ce portrait me rappelle à quel point l’éducation peut changer une vie. »

À l’heure où le monde entier se tourne résolument vers l’avenir après plus de deux années de pandémie, Deep Saini entend bien plonger dans « une vague créatrice qui balaiera tout sur son passage ».

Là où certains parleraient d’une conjoncture incertaine, le Pr Saini, lui, voit plutôt des occasions à saisir.

« Nous devons rétablir la cohésion dans les organisations, tout en tirant parti des nouvelles technologies de télétravail, affirme-t-il. Comment améliorer la conciliation travail-famille sans perdre l’esprit de collaboration qui règne dans les équipes présentes sur place, dans un cadre de travail classique? »

Le Pr Saini admet qu’avant la pandémie, il ne connaissait pas grand-chose de Teams ou de Zoom. « Aujourd’hui, j’ai l’impression de vivre ma vie sur Teams, lance-t-il dans un éclat de rire. Et j’ai la ferme intention de continuer. »

À son avis, les plateformes comme Zoom et Teams présentent certains avantages par rapport à la salle de classe ou de conférence classique.

« Il y a beau y avoir un millier de personnes connectées à la réunion, lorsque vous et moi, on se regarde à l’écran, c’est comme si on se parlait en tête-à-tête. J’ai vécu ce genre d’expérience lors d’assemblées générales virtuelles, lorsqu’une personne me posait une question. Si la même assemblée s’était tenue en présentiel, cette personne-là aurait peut-être été assise dans la 70e rangée, tout au fond de la salle, et je l’aurais à peine vue. »

Cela dit, c’est bien beau le progrès, mais rien ne remplace les bons vieux contacts humains, et le Pr Saini en est parfaitement conscient.

« On ne peut pas donner une poignée de main à l’écran. On ne peut pas non plus véritablement partager son heure de dîner avec collègue à l’écran » nous confie-t-il, lui qui, même s’il boit très peu de café, faisait parfois la queue au Tim Hortons du campus pour pouvoir bavarder avec les étudiants et étudiantes. « Conclure une affaire sur Zoom et dans la vraie vie, ce n’est pas du tout la même chose. »

« Ce serait vraiment dommage de revenir aux façons de faire antérieures à la pandémie. Nous devons profiter de l’occasion pour intégrer à nos anciennes façons de travailler les précieuses leçons tirées de la pandémie, soutient le Pr Saini. Comment transformer notre société et notre université pour le mieux en mettant à profit tout ce savoir et toutes ces expériences? Quelle belle occasion de nous redéfinir! »

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Chanan revient à la maison ravi après son premier jour d’école, mais ses frères ne l’entendent pas de cette oreille et le punissent pour s’être défilé. Redoutant d’autres punitions, il joue de prudence et décide de rester à la ferme.

Mais voilà que quelques jours plus tard, l’enseignant (celui qui distribuait bonbons et livres d’alphabet) frappe à la porte de la maison familiale. Il supplie le père d’autoriser Chanan à revenir à l’école.

Le père résiste. L’éducation ne lui dit pas grand-chose et il voit mal en quoi elle pourrait améliorer la situation de sa famille. Il a des bouches à nourrir et a besoin de ses enfants à la ferme.

Toutefois, l’enseignant se sent responsable de ses élèves, et encore davantage des enfants qui ne sont pas en classe. Ne se laissant pas démonter, il fait valoir ses arguments et va jusqu’à offrir de payer les maigres droits de scolarité demandés. De guerre lasse, le père finit par céder.

Le lendemain, Chanan est de retour en classe.

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Deep Saini considère que les universités de recherche – surtout si elles sont financées par des fonds publics, comme McGill et Dalhousie – sont responsables tant devant leur effectif étudiant que devant la société.

Les étudiants et étudiantes, dit-il, « sont notre raison d’être ».

Selon lui, il faut communiquer avec eux de toutes sortes de manières. « Les associations étudiantes sont importantes, bien sûr, mais à mon avis, il faut multiplier les canaux de communication. Il faut arpenter les corridors et le campus en étant à l’écoute de l’effectif étudiant, en prêtant l’oreille à ce qu’il a à nous dire. »

Et cet effectif étudiant en a dit, des choses, au Pr Saini. Il lui a parlé, notamment, de sa soif d’apprentissage expérientiel, de formations interdisciplinaires et d’études à l’étranger. Il y a toujours moyen de faire des progrès dans ces domaines, même dans les universités qui offrent déjà des perspectives intéressantes.

Pour ce qui est des services rendus à la société, Deep Saini croit que les universités de recherche ont un rôle capital à jouer pour extirper notre monde d’un « bourbier sans précédent », mais que pour y arriver, elles devront collaborer et coordonner leurs actions comme jamais auparavant.

« Qui sera la figure de proue de cet effort collectif? Les spécialistes en océanographie? En géographie? En génie? En économie? Les gestionnaires? Les spécialistes du pétrole? Les concepteurs de batteries? Les humanistes, les spécialistes en sciences humaines? En fait, ce sont tous ces gens-là, ensemble. »

« Le travail en vase clos est de plus en plus dépassé. Les chercheurs et chercheuses doivent unir leurs forces, parce que les grands problèmes de notre époque sont multifactoriels… et leurs solutions aussi. »

Le Pr Saini estime que grâce à une expertise qui ratisse large, l’Université McGill est particulièrement bien placée pour trouver ces solutions.

« McGill se classe systématiquement parmi les meilleures universités du monde, sur quelque 30 000 établissements. Cela en dit long sur la qualité de l’Université et de sa communauté, souligne-t-il. Peu d’universités dans le monde disposent de l’effectif de haut calibre et de la force de frappe intellectuelle de McGill. Cependant, avec ces leviers d’action vient une énorme responsabilité. Si nous ne relevons pas ces défis, qui le fera? »

« Les personnes qui trouveront des solutions passeront à l’histoire comme ceux et celles qui auront fait progresser l’humanité. »

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Chanan était un étudiant brillant. Il a obtenu de modestes bourses qui lui ont permis de faire son cours primaire, intermédiaire, puis secondaire. Après son service militaire, il a été embauché par les services forestiers. Il a commencé au bas de l’échelle et a continué à suivre des cours pour, finalement, obtenir l’équivalent d’un diplôme en foresterie. Il a gravi les échelons et, au moment de sa retraite, était cadre intermédiaire, ce qui est remarquable compte tenu du milieu d’où il venait.

L’éducation a toujours été primordiale aux yeux de Chanan. Les notes de ses quatre fils l’intéressaient plus que les médailles remportées au hockey sur gazon ou en athlétisme. Devant une note de 98 pour cent, il était le genre de papa à demander : « Mais pourquoi as-tu perdu deux points? »

Chanan a accueilli dans sa maison des membres de sa famille élargie pour les aider à se forger un avenir auquel, autrement, ils n’auraient jamais osé rêver. Ainsi, l’enseignant du village a posé un geste dont les retombées transcendent les générations.

Les quatre fils de Chanan ont mené des carrières prolifiques en audit, en génie, en foresterie et en enseignement supérieur.

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Deep Saini croit sincèrement au pouvoir transformateur de l’éducation, à la capacité de l’éducation de changer des vies et de changer le monde… pour autant que les universités sachent s’adapter.

Il est la première personne de couleur nommée au principalat de l’Université McGill et est parfaitement conscient de la portée de cette nomination. À son arrivée au Canada, il a essuyé des insultes raciales, qui provenaient parfois même de ses collègues. Fidèle à lui-même, il a vu là une belle occasion à saisir. C’est ainsi qu’il s’est fait le champion de l’égalité, de la diversité et de l’inclusion. Sous sa présidence, l’Université de Canberra a lancé son « Aboriginal and Torres Strait Islander Strategic Plan », qui a amené une hausse marquée du pourcentage d’étudiants et d’étudiantes autochtones et a donné lieu à des embauches par grappes de professeurs et professeures autochtones. Pendant le mandat de Deep Saini, l’Université Dalhousie a procédé à plusieurs nominations dans le but d’ouvrir le dialogue et de favoriser l’équité en matière d’emploi ainsi que l’inclusion, en particulier en ce qui a trait aux communautés africaine de la Nouvelle-Écosse et autochtone. En outre, l’Université a inauguré le Black Studies Research Institute et le programme Truro, qui permet aux étudiants et étudiantes de communautés moins favorisées d’entreprendre leurs études sur le campus des sciences de l’agriculture, au sein de petites cohortes disposant de ressources bien à elles, avant de s’installer sur les grands campus d’Halifax.

« Je ne perds jamais de vue que j’exerce une influence sur les gens qui m’entourent et m’observent dans l’exercice de mes fonctions », confie le Pr Saini.

« Ma conduite ouvre des portes à d’autres. Si j’ai du succès et que j’agis de manière honorable, les gens voient bien que les personnes issues des minorités peuvent être très efficaces. Et c’est comme ça, très subtilement, que les mentalités évoluent. »

« Aujourd’hui, la plupart des universités ont de très bonnes politiques d’EDI. Si je vois des lacunes, je vais intervenir, bien sûr. Mais à elles seules, les politiques et les lois ne changent pas les mentalités. J’ai toujours eu le sentiment que mon point fort, c’était cette capacité de contribuer à une plus grande ouverture. »

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Chanan Singh Saini n’a jamais oublié la ferme familiale ni la possibilité qu’il a eue d’infléchir son destin. De temps à autre, il rendait visite avec ses fils à ce professeur retraité depuis longtemps qui, un jour, lui avait ouvert tout un monde en lui offrant des bonbons et un livre.

Des années plus tard, sur le point d’entreprendre une nouvelle étape dans son propre parcours remarquable, un de ses fils évoque ces visites avec un émerveillement nullement émoussé par le passage des ans.

« Il y avait une dimension très spirituelle dans ces visites, se remémore Deep Saini, dans le fait de voir cet homme, un enseignant, qui, vraiment, a tout changé. »