De l'utilité de la résistance

Par Jacquie Rourke

Du ghetto de Varsovie à Sarajevo, la communauté internationale a trop souvent fait défaut aux victimes d’atrocités de masse. Frédéric Mégret étudie comment la mondialisation du droit peut renforcer l’esprit de résistance et empêcher les génocides.

La plume est-elle plus forte que l’épée? Pour Frédéric Mégret, qui a manié les deux, cet adage ne fait pas le moindre doute. En 1995, alors qu’il était membre des casques bleus français au sein de la FORPRONU, ce professeur de droit de l’Université McGill a été témoin de la misère et des souffrances causées par les obus, les tireurs embusqués et la famine qui ont ravagé Sarajevo. Et lorsque son regard a croisé celui de la population bosniaque, que les troupes dont il faisait partie avaient pour mission de protéger, il a ressenti au plus profond de lui « la gêne de ne pouvoir être plus utile ». Frédéric Mégret n’avait pas besoin de cette expérience de première ligne afin de savoir qu’il fallait agir pour mettre fin au nettoyage ethnique (ce n’était pas une révélation), mais son mandat au sein des forces des Nations Unies lui a ouvert les yeux sur le fonctionnement de cette organisation et sur ses dysfonctionnements. Cette expérience éclaire précisément les recherches qu’il mène à l’heure actuelle sur la mondialisation du droit et sa faculté à investir les individus et les groupes sociaux de moyens suffisants pour mieux résister à la violence.

 Les opérations de maintien de la paix des Nations Unies auxquelles Frédéric Mégret (ci-dessous) a pris part à Sarajevo lui ont permis de développer une conscience aigüe des limites du droit international.
Les opérations de maintien de la paix des Nations Unies auxquelles Frédéric Mégret (ci-dessous) a pris part à Sarajevo lui ont permis de développer une conscience aigüe des limites du droit international.

Les opérations de maintien de la paix des Nations Unies auxquelles Frédéric Mégret (ci-dessous) a pris part à Sarajevo lui ont permis de développer une conscience aigüe des limites du droit international.

Allen McInnis

« Croire que la communauté internationale va voler à votre secours en cas de difficulté est tout simplement illusoire », déclare le Pr Mégret. « La seule aide que les Juifs ont obtenue dans le ghetto de Varsovie leur est venue d’eux-mêmes et de la résistance polonaise; les Alliés n’ont pas parachuté une seule arme pour leur venir en aide. Voilà pourquoi il est fondamentalement dangereux de nourrir trop d’espoir dans l’intervention internationale, laquelle donne l’impression de voler à la rescousse, mais qui finit par abandonner les populations à leur triste sort… non sans avoir au préalable détruit leur capacité locale de résistance. »

Le Pr Mégret participe à un projet de recherche à long terme subventionné par le CRSHC sur la tradition de résistance à l’oppression et à la tyrannie, dans le but de replacer la résistance dans le contexte de l’évolution actuelle du droit international. L’objectif est de donner aux populations des pays aux prises avec des conflits ou des situations sans réelle perspective de règlement judiciaire à l’échelle locale, où la démocratie est inexistante et où la communauté internationale est peu susceptible d’intervenir, les outils pour se défendre. Le droit international, selon le Pr Mégret, pourrait fournir une base normative beaucoup plus solide à ceux qui cherchent à résister, voire à se rebeller. « Le “précédent de Nuremberg” (concept selon lequel les soldats devraient refuser de commettre des atrocités, malgré les ordres qui leur sont donnés) est un concept qui doit et devrait être étendu à la population générale », prend-il.

Le but n’est pas de semer le chaos ou de détruire la souveraineté nationale, mais le droit international devrait donner aux individus, dans certaines circonstances extrêmes, les moyens de prendre en main leur destinée, en s’engageant par exemple dans de vastes campagnes de désobéissance civile.

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Le Pr Mégret s’intéresse à la manière dont le droit peut aider ou empêcher l’autonomisation des individus, et ne se limite pas au concept de résistance. Un autre de ses projets de recherche porte sur « la discrimination massive » dont ont été victimes les personnes atteintes de handicaps physiques ou mentaux, souvent en raison des lois elles-mêmes. Il analyse pour l’heure la Convention des Nations Unies sur les droits des personnes handicapées, document phare adopté en 2006, qui énonce les toutes premières normes internationales dans ce domaine. Selon lui, la manière dont les droits des handicapés sont énoncés dans la Convention (qui constitue le traitement le plus holistique et exhaustif à ce jour sur cette question) est une leçon en matière de droits de la personne mondiaux. « La Convention sur les droits des personnes handicapées », précise-t-il, « peut également nous aider à réfléchir à l’universalité des droits de la personne (mêmes droits pour tous), mais elle nous impose aussi de tenir compte de l’expérience irréductible de certaines catégories d’êtres humains. »

« D’une certaine façon », poursuit-il, « un fil conducteur sert de trame à l’ensemble de mes recherches : la quête du maintien de la dignité fondamentale de chacun, d’une manière qui soit juridiquement viable, tout en reconnaissant que le droit lui-même a souvent été source d’oppression. Il ne suffit toutefois pas de redresser des préjudices. Il est davantage question ici des changements qu’il faut apporter à la manière dont nous envisageons le droit, de sorte qu’il devienne un véritable instrument d’émancipation. »


Frédéric Mégret est titulaire de la Chaire de recherche du Canada en droits de la personne et pluralisme juridique.