Antonia Maioni est la doyenne de la Faculté des arts de l’Université McGill depuis 2016 et professeure au Département des sciences politiques depuis 1994. Pendant plusieurs années, elle a aussi été collaboratrice dans de nombreux médias anglophones et francophones, appelée à analyser et à commenter la politique canadienne et québécoise. Elle a accepté de nous rencontrer afin de discuter de langue et d’identité, de son travail de chercheuse et de la place des femmes dans le monde universitaire.
Vous êtes originaire de Montréal, mais le français n’est pas votre langue maternelle. Qu’est-ce qui vous a donné envie de mieux maîtriser le français?
J’ai grandi dans une famille italienne qui s’exprimait surtout en anglais. Or, comme ma mère est née en Italie, on parlait aussi l’italien. J’ai donc fait mon parcours scolaire en anglais, et c’est à l’école que j’ai acquis les bases de la langue française. Après mon secondaire, j’ai vite réalisé que je devais avoir une meilleure maîtrise de la langue de Molière si je voulais m’ancrer dans la société québécoise et pouvoir franchir la Main. C’est une des raisons qui a motivé mon choix de faire une partie de mes études universitaires à l’Université Laval.
Pourquoi l’Université Laval?
C’était vraiment une décision motivée par le désir de m’imprégner d’un autre Québec. La Montréalaise anglophone que j’étais voulait vivre entièrement en français. J’aurais pu le faire à Montréal, mais j’ai pensé que ce serait bien de sortir de la métropole afin de découvrir une autre facette du Québec. Puisque la ville de Québec est un point de convergence pour plusieurs régions québécoises, mon séjour à l’Université Laval m’a permis d’habiter une culture que je ne connaissais pas vraiment.
Le fait d’avoir grandi dans une famille allophone, avec une culture différente de celle de la majorité, a‑t-il influencé votre travail d’universitaire et d’analyste politique?
Je ne me sens pas allophone ou anglophone, et je n’aime pas vraiment les étiquettes identitaires. Les questions du recensement qui font référence à la langue des Canadiens deviennent très complexes pour moi. D’abord, parce que je suis d’origine italienne. Ensuite, ma première langue, c’est l’anglais. Je travaille dans une université anglophone, mais je vis en français à la maison. Comme pour plusieurs autres, il m’est difficile de me situer dans tout ça. D’ailleurs, ces étiquettes ne collent plus à un grand nombre d’individus, et c’est tant mieux. Pouvoir habiter plus d’une culture, ça donne des perspectives ancrées dans ces expériences uniques. Je crois que ça a effectivement eu une incidence sur mon travail universitaire, notamment en me permettant d’avoir le recul nécessaire afin d’analyser et de comprendre les grands événements politiques, tant du point de vue du Canada anglais que du point de vue québécois.
Vous semblez accorder beaucoup d’importance à cette idée d’habiter une culture, une langue. Pourquoi?
Quand mes enfants étaient petits, je leur répétais qu’on n’apprend pas une langue que pour des questions utilitaires. Il s’agit également d’apprendre à aimer, à respecter et à habiter une autre culture. On passe à côté de beaucoup de choses si on voit la langue simplement comme un outil, car elle s’accompagne d’un riche bagage historique et culturel. En s’imprégnant réellement d’une autre culture, on développe plus facilement la sensibilité nécessaire pour respecter les idées, les perspectives et les choix des autres, qu’ils soient individuels ou sociétaux.
Quelle place le français occupe-t-il aujourd’hui à l’Université McGill?
Depuis que je suis en poste à McGill, la présence du français va en augmentant. Il y a eu une prise de conscience au sein de l’administration, et on s’emploie désormais à faire rayonner le français. On sait que notre succès, en tant que grande université de recherche, est étroitement lié au fait qu’elle soit située dans une ville bilingue, multiculturelle. L’Université McGill est vraiment très fière d’être une institution montréalaise et québécoise.
On soulignait récemment la Journée internationale des droits des femmes. Vous êtes la première doyenne de la Faculté des arts. Croyez-vous que les femmes ont pris la place qui leur revient dans le monde universitaire?
C’est indéniable que depuis mon arrivée à McGill il y a presque 25 ans, les choses ont beaucoup changé. À l’époque, presque tous les postes d’administration et de chef de département à la Faculté des arts étaient occupés par des hommes. Nous n’étions que quatre femmes au Département des sciences politiques, et j’ai été la première de mes collègues à prendre un congé de maternité depuis près de trente ans! Quand j’ai été nommée doyenne en 2016, on n’a pas mentionné que j’étais la première femme à occuper ce poste. D’une certaine façon, j’ai trouvé ça bien, parce que de nombreuses femmes occupaient déjà un poste de doyenne ou de haute dirigeante, et que c’était peut-être là un signe que la place des femmes faisait désormais partie intégrante de la gestion de l’Université. Je crois néanmoins que le milieu universitaire doit demeurer vigilant et avoir l’ouverture d’esprit nécessaire afin de promouvoir l’octroi de postes administratifs à des femmes.
Il y a aussi du travail à faire au sein de la société. Il faut garder en tête que les femmes n’auraient pas accès aux possibilités qui leur sont offertes aujourd’hui si elles n’avaient pas d’abord eu droit à diverses ressources, dont les congés de maternité, les services de garde et diverses mesures de conciliation travail-famille. Il va sans dire que ces acquis doivent être préservés.