Par Julia Asselstine
Cultiver est une chose, encore faut-il que les récoltes parviennent au marché sans trop de gaspillage. Découvrez dans cet article les innovations imaginées par le professeur de génie des bioressources Vijaya Raghavan pour améliorer les techniques de gestion postrécolte en Inde.
Lorsque Vijaya Raghavan est arrivé au Canada il y a quarante ans pour y poursuivre des études en génie agricole, la « Révolution verte » indienne (1967-1978) était en marche depuis déjà deux ans. Mise en oeuvre pour éviter une autre crise alimentaire comme celle qui a causé la mort de quatre millions de personnes dans l’est de l’Inde en 1943, cette révolution a été marquée par l’expansion des terres agricoles, l’introduction de la double culture (deux récoltes provenant de deux plantations effectuées la même année sur le même terrain) et l’utilisation de variétés de semences génétiquement modifiées.
La production alimentaire de l’Inde a alors explosé, non sans s’accompagner d’une tendance plutôt inquiétante aux yeux de Vijaya Raghavan : plus la production alimentaire augmentait, plus les pertes pendant la récolte étaient importantes. Le futur professeur a donc décidé de mettre sa carrière de chercheur au service de l’élaboration de solutions pour son pays natal, découvrant au passage que celles-ci pourraient avoir une importance capitale à l’échelle mondiale. C’est ainsi que dans son petit bureau de McGill, il a constitué un corpus de connaissances précieuses et utiles aux pays en développement plongés dans la quasi-ignorance des techniques postrécolte. Ses recherches l’ont conduit tout naturellement en Inde, mais aussi en Chine, en Malaisie, en Thaïlande, au Brésil, au Costa Rica et dans plusieurs pays africains. Leur impact a été immense, comme il a pu le constater lors d’un récent voyage en Inde. Village après village, il a recueilli des témoignages de réussite, d’idées nouvelles et surtout perçu les accents du bonheur dans la voix de ses interlocuteurs. Car ceux-ci peuvent aujourd’hui envoyer leurs enfants à l’école le ventre plein et envisager l’avenir avec plus d’optimisme.
« En récupérant les pertes enregistrées chaque année, nous pourrions nourrir un tiers des pauvres en Inde », explique le professeur Raghavan, titulaire d’une chaire James McGill en génie des bioressources à la Faculté des sciences de l’agriculture et de l’environnement au Campus Macdonald. Car malgré l’intense productivité de l’agriculture indienne, 10 à 30 pour cent des céréales et 22 à 40 pour cent des fruits et des légumes ne parviennent jamais à gagner le marché, ce qui correspond à un manque annuel de 15 milliards de dollars US pour les fermiers. Les frais d’exploitation, de même que les coûts de transformation des récoltes, ont augmenté de manière disproportionnée par rapport aux prix de vente. La majorité des fermes indiennes étant de petite taille, leur aptitude à dégager des s’en trouve amputée plus rapidement que la moyenne.
« En améliorant les activités postrécolte, la valeur augmente, explique le professeur Raghavan. Prenons par exemple le tri des tomates. Toutes les tomates ne se valent pas, et si elles inondent indistinctement le marché, il ne fait aucun doute que l’effondrement des prix qui s’ensuivra se soldera par des pertes et des invendus. Les tomates de qualité supérieure se vendent à un prix plus élevé, alors que celles de moins bonne qualité sont vendues à un coût inférieur ailleurs. Les tomates de qualité moindre pourraient être utilisées pour les conserves, pour peu que les exploitations agricoles puissent s’équiper du matériel nécessaire. Les tomates de qualité très médiocre pourraient quant à elles servir à la production de composés antioxydants, moyennant des appareils à extraction appropriés. »
Pour consolider les bénéfices de la Révolution verte, il fallait agir vite. Vijaya Raghavan savait qu’il pouvait proposer des changements positifs en collaborant avec ses collègues universitaires indiens. De 1985 à 1996, il a donc travaillé en étroite collaboration avec des confrères de l’Université des sciences agricoles de Bangalore dans le cadre d’un projet de gestion postrécolte Bangalore-McGill. Financé par l’Agence canadienne de développement international (ACDI), ce projet avait pour but de mettre au point et de proposer diverses techniques postrécolte aux fermiers, essentiellement des femmes, de l’État du Karnataka, dans le sud de l’Inde. Le professeur Raghavan a enchaîné avec un projet plus ambitieux, également financé par l’ACDI, dont le but était de consolider la sécurité alimentaire dans le sud de l’Inde. Entre 2002 et 2007, il a donc de nouveau collaboré avec des chercheurs de l’Université des sciences agricoles de Bangalore ainsi qu’avec l’Université des sciences agricoles de Dharwad et l’Université agricole du Tamil Nadu à Coimbatore. L’objectif était de proposer des formations et des infrastructures axées sur la mise au point de pratiques durables. Les atouts de ces établissements ont été mis au service de l’élaboration de solutions pour la transformation de denrées alimentaires, telles qu’un centre de formation et de recherche sur les technologies postrécolte à Coimbatore et plusieurs krishi vignana kendras (KVK, ou centres du savoir), trans férables aux bénéficiaires sous forme d’activités génératrices de revenus. Les conditions de vie des exploitants agricoles ont pu être améliorées, et la pauvreté a reculé.
Dans le cadre de ce projet, les participants ont obtenu des terres et des bâtiments et ont eu accès à l’électricité. Ils ont également reçu des formations, obtenu de l’équipement et noué des liens avec les universités pour la recherche. Les fermiers ont bénéficié de formations sur les principes de la gestion agricole et diverses applications technologiques. Ils ont aussi découvert le fonctionnement du marché et ont installé l’équipement permettant notamment le battage, la pasteurisation et la mise en conserve. « L’utilisation d’une batteuse pour nettoyer les céréales permet d’en augmenter immédiatement la qualité. Ainsi, l’investissement se rentabilise tout seul, explique le professeur Raghavan. Il faut que cela soit durable pour l’ensemble du village. Ce genre de projet ne peut pas être viable si l’on s’adresse uniquement aux intermédiaires et non aux travailleurs sur le terrain. »
« Le projet de consolidation de la sécurité alimentaire dans le sud de l’Inde a dégagé des bénéfices considérables pour les agriculteurs et le secteur de la transformation postrécolte national », explique Nachimuthu Varadharaju, professeur et directeur du Centre des technologies postrécolte de l’Université agricole du Tamil Nadu. « Les travaux du professeur Raghavan ont eu des retombées auprès de dizaines de milliers de personnes en Inde. À terme, plusieurs millions de personnes devraient en bénéficier. »
L’été dernier, le professeur Raghavan est retourné dans les États du sud de l’Inde pour constater de visu les résultats de ces projets. « Les agriculteurs sont désormais des entre preneurs. Ils créent, imaginent de nouveaux débouchés et expliquent comment ces activités ont amélioré leur qualité de vie, explique-t-il. Leurs exploitations sont devenues durables, et ma mission est accomplie. »
Le professeur Raghavan est néanmoins conscient qu’il reste encore beaucoup à faire. Les étudiants aux cycles supérieurs de son laboratoire travaillent par exemple avec leurs homologues de différentes universités indiennes sur différents projets, de la dessiccation de canneberges dans des fours à micro-ondes afin d’en prolonger la durée de conservation, à la transformation du millet enrichi pour qu’il puisse concurrencer le marché du riz. Le gouvernement indien est sur le point d’ouvrir 350 centres postrécolte qui créeront des millions d’emplois. Subodh Kant Sahay, ministre d’État responsable de l’industrie de la transformation alimentaire, a déclaré cette année qu’il souhaitait tripler la capacité de l’Inde en matière de transformation alimentaire au cours des cinq prochaines années, et doubler sa part dans le commerce mondial en la portant à trois pour cent. « Après la Révolution verte, l’Inde amorce la Révolution du vert éternel. La transformation est une activité toujours verte, explique M. Sahay. Elle est l’avenir de l’agriculture. »
Les projets de recherche de Vijaya Raghavan reçoivent le soutien de lʼACDI, du Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada et du Fonds québécois de la recherche sur la nature et les technologies.