Par James Martin, avec le concours d’Alison Ramsey
La structure est le fondement de toute discipline scientifique : protéines et biologie, molécules et chimie, réseaux cristallins et physique. Cependant, à la suite de transformations fondamentales (lorsque les protéines exécutent leurs fonctions biologiques ou lors d’une réaction chimique, par exemple), l’apparence que prend une structure est encore du ressort de l’imagination. «Nous brossons tous une image mentale de ce qui se produit, explique Bradley Siwick, mais, en réalité, nous n’en savons rien. » Le Pr Siwick souhaite lever le voile sur ce mystère, et prendre des clichés de ces changements ultrarapides. Créé il y a tout juste trois ans, son laboratoire de microscopie électronique et laser femtoseconde pourrait bien lui permettre d’y parvenir.
La connaissance n’interdit pas le mystère. Prenons l’exemple de l’homme et des chevaux, et de leur rencontre, qui remonte à fort longtemps. Voilà au moins
16 000 ans, selon les peintures primitives trouvées dans les grottes, que l’homme élève et monte les chevaux, qu’il compte et même qu’il parie sur eux. Leur allure et leur odeur lui sont familières. Il connaît les chevaux. Et pourtant, jusqu’en 1878, il ignorait si leurs quatre sabots quittaient le sol en même temps lorsqu’ils étaient au galop – une question qui a nourri de très sérieux débats et qui n’a été définitivement résolue que lorsqu’un Anglais du nom d’Eadweard Muybridge inventa la photographie (pour faire court, ils quittent bel et bien le sol en même temps).
Il en va de même des hommes et des atomes. Vers 400 av. J.-C., Démocrite affirma que la matière était constituée de particules indivisibles. Il aura fallu user d’une vive persuasion pour faire admettre ce concept, mais, au début du 20e siècle, les scientifiques acceptèrent le principe fondamental de ces « atomos ». Un célèbre professeur de McGill, Ernest Rutherford, est d’ailleurs à l’origine du modèle nucléaire selon lequel chaque atome est constitué d’un noyau incroyablement dense (lui-même formé de protons et de neutrons – eux-mêmes divisibles en quarks, contredisant ainsi la théorie de Démocrite) entouré d’un ou de plusieurs électrons. Rutherford est même allé jusqu’à fractionner un atome en deux, inaugurant l’ère atomique et remportant le prix Nobel par la même occasion.
Tout comme nous connaissons les chevaux, nous connaissons les atomes.
La plupart du temps.
La physique moderne a elle aussi quelques mystères à éclaircir : comment les atomes sont-ils disposés dans une molécule lors d’une transformation chimique ? Comment les atomes s’organisent-ils dans la matière entre les phases, lors de la transformation ? Grâce à des techniques aujourd’hui bien maîtrisées, telles que la diffraction par rayons X, la résonance magnétique nucléaire et la microscopie électronique, nous connaissons la structure en équilibre de molécules et matériaux avant ces transformations, de même que la structure en équilibre issue de ces transformations. Mais que se passe-t-il pendant ces changements, en l’espace de
10-13 secondes ? Toute la question est là.
«Que savons-nous de ces états transitoires de courte durée? », s’interroge Bradley Siwick. «Pas grand-chose », répond-il en hochant la tête.
Mais ce constat pourrait bien changer.
* * *
Professeur adjoint au Département de chimie et de physique, Bradley Siwick pense que la photographie permet, en quelque sorte, de savoir ce qu’il se passe lors de la transformation d’un atome. Et alors qu’Eadweard Muybridge n’avait que quelques appareils photo à installer le long du champ de courses, le Pr Siwick doit pour sa part édifier soigneusement un réseau de lasers, d’amplificateurs et de lentilles sur un microscope électronique spécialement adapté, et monter le tout sur une table en acier sans vibrations dans le sous-sol du Pavillon de chimie Otto Maass de McGill. Il aura fallu trois ans et des trésors de patience et de précision pour édifier cette structure. Aujourd’hui, Bradley Siwick est prêt à filmer les atomes en action.
Le problème est que cette action va vite, très vite. En quelques femtosecondes, la position des atomes peut varier d’un angström. Ces unités de mesure, bien qu’extraordinairement petites, revêtent néanmoins une importance considérable dans l’univers où évolue le Pr Siwick : un angström équivaut approximativement à la distance entre les atomes dans la matière, alors qu’une femtoseconde est à la seconde ce que celle-ci est à 60 millions d’années. Alors oui, les atomes bougent vite. Et capter cette vitesse nécessite une caméra dont la fréquence de trame est supérieure à la vitesse de mouvement des atomes eux-mêmes. Dans ce cas précis, cette « caméra » est en réalité un laser ultrarapide couplé à un microscope électronique spécialement conçu pour ce type d’expérience.
Élaboré au cours des années 1980, le laser ultrarapide, ou femtoseconde, produit des impulsions lumineuses ultra-courtes, et non le faisceau continu caractéristique des pointeurs laser et autres dispositifs apparentés. L’impulsion est essentielle, car, comme l’explique le Pr Siwick, elle « permet d’interagir “instantanément” avec les molécules et les matériaux. Il est possible d’envoyer de l’énergie dans un échantillon, avant même que ses atomes n’aient le temps de réagir ». L’appareil mis au point par Bradley Siwick fractionne chaque impulsion en deux faisceaux : un faisceau de photons pouvant être syntonisé à pratiquement toute longueur d’onde, de l’ultraviolet à l’infrarouge, et un autre transformé en une impulsion d’électrons (sous l’effet photoélectrique). Les photons déclenchent une réaction chimique en excitant les molécules, tandis que les électrons traversent les molécules, produisant un modèle de diffusion qui fournit une image indirecte, quoique exacte, de la structure atomique, à cet instant précis. Il en résulte une image atomique des changements structurels transitoires constituant les réactions chimiques. (Tout cela à une vitesse largement supérieure à tout ce que nous connaissons.) En rassemblant ensuite ces clichés séquentiels dans la plus pure tradition du « folioscope », l’on obtient un film. «Réaliser des mesures plus rapidement que la vitesse à laquelle les atomes se déplacent ouvre des per spectives étonnantes », explique le chercheur. «Nous pourrons voir la chimie à l’oeuvre. »
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Il y a quatre ans, lorsque Bradley Siwick a fondé son laboratoire à McGill, son équipe figurait parmi les premières à innover dans ce domaine. Aujourd’hui, près de 20 groupes s’attachent à comprendre la structure moléculaire en mouvement. C’est un milieu très compétitif, mais cela n’effraie pas le chercheur. Ancienne étoile du hockey et du football au niveau secondaire, celui-ci espérait obtenir une bourse d’études aux États-Unis (son rêve était d’étudier la médecine) lorsqu’une chute en saut à skis près de sa ville natale de Toronto lui brisa les vertèbres cervicales. À quatre vertèbres près, il était totalement paralysé. Il a donc recentré ses énergies vers la pratique du tennis en fauteuil roulant, de niveau mondial, et l’étude du commerce. S’il adorait le tennis (il a pris part au circuit européen et fait partie de l’équivalent handisport de l’équipe canadienne de la Coupe Davis), il détestait la comptabilité. C’est un cours de physique obligatoire qui stimule son imagination. Contrairement aux cours ennuyants sur des «balles roulant le long d’un plan incliné» du secondaire, la physique moderne le fascine. Sept ans plus tard, son doctorat de l’Université de Toronto lui vaut l’honneur d’être cité dans l’un des éditoriaux du magazine Science. Sa thèse portait sur l’élaboration d’un prototype de caméra moléculaire et sur son utilisation dans l’étude des changements de la structure atomique de l’aluminium en fusion.
L’installation de son laboratoire à McGill a pris du temps. Avec son équipe d’étudiants de 2e/3e cycles (Chris Godbout, Robert Chatelain et Vance Morrison), il a construit sur mesure plus de la moitié des équipements. Au cours de cette période, ils ont conçu une « lentille temporelle » pour les impulsions électroniques. Cette dernière a augmenté d’un facteur de 10 000 la performance globale des équipements traditionnels. (Pour replacer cet exploit dans son contexte, rappelons le proverbe de la science expérimentale :«Toute amélioration supérieure à un facteur de deux vaut la peine que l’on se batte. ») « Il arrive que des étudiants aux cycles supérieurs soient rebutés par l’idée de devoir mettre au point leur propre expérience », indique en souriant le Pr Siwick. « Par conséquent, ce type de projet n’attire que les plus ambitieux.»
«Le pari consistait notamment à construire des machines et à participer à des projets de recherche novateurs », indique Robert Chatelain, doctorant en physique et diplômé de l’Université de Western Ontario. «Mais il n’était pas uniquement question de recherche de pointe, sinon d’instruments novateurs et avant-gardistes que des chercheurs ailleurs dans le monde puissent utiliser. »
Bradley Siwick qualifie avec modestie cette entreprise de « bricolage maison », quoique cette expression ne rende pas justice à sa frugalité, étant donné que le laboratoire utilisé n’a coûté qu’un million de dollars. D’autres chercheurs poursuivent les mêmes objectifs en utilisant des rayons X au lieu de faisceaux électroniques à impulsion. Les chercheurs de l’Université Stanford, par exemple, ont modifié un accélérateur électronique linéaire de 40 ans pour obtenir l’intensité nécessaire sur le plan des rayons X. D’une longueur de trois kilomètres, leur laboratoire a coûté environ un milliard de dollars. L’équipement du Pr Siwick tient quant à lui sur une table optique de cinq mètres sur deux.
Mais la méthode Siwick n’est pas seulement économique en termes d’investissement et d’espace. Les électrons occasionnent beaucoup moins de dommages aux échantillons que les rayons X qui interagissent plus fortement avec la matière, ce qui fournit aux chercheurs davantage d’informations détaillées. Un essai pilote mené au printemps a confirmé le bon fonctionnement de l’appareil et prouvé que des expériences à l’échelle laboratoire constituaient une solution aussi valable que des efforts plus onéreux et de plus grande envergure. Ce test a également conduit l’équipe à peaufiner et à ajuster son équipement, en lui adjoignant notamment une lentille temporelle.
Aujourd’hui, l’équipe est prête à aller de l’avant. « J’attends ce moment depuis trois ans », a déclaré le Pr Siwick. L’équipe commencera par de petites expériences, testant la lentille temporelle en la bombardant de nano particules pour observer comment la photoexcitation conduit au mouvement atomique. Ensuite, ils provoqueront un matériau, en l’occurrence du dioxyde de vanadium, et en observeront la transformation d’isolant en métal. Ils espèrent ainsi voir comment, en l’espace de 500 femtosecondes, un minuscule changement dans la position des atomes crée un produit doté d’une conductivité électrique radicalement différente. «Les spécialistes des matériaux ont beaucoup de difficulté à déterminer le lien entre les conditions de transformation et les structures finales. L’obtention de données structurales de grande qualité sur ces états intermédiaires de très courte durée, pendant la transformation, leur sera sans contredit des plus utiles. »
L’équipe mènera également des expériences sur les matériaux biologiques, dont une bactérie équivalente à la protéine rhodopsine que l’on trouve dans l’oeil humain. Ces molécules sont volumineuses et complexes et, parce que les biologistes savent que la structure des protéines est dynamique, il est important de mieux comprendre les liens entre les changements structuraux et la fonction protéique. « Ce projet est intéressant du point de vue de la recherche fondamentale, explique le directeur du Département de biologie de McGill Paul Lasko, et il peut être d’une très grande utilité dans l’élaboration de médicaments. »
Le Pr Siwick ne cache pas son enthousiasme: « Nous pouvons à présent observer la structure atomique de la matière plus vite que la vitesse à laquelle les atomes se déplacent ! » Mais il reste humble. « Ces travaux sont le prolongement d’une entreprise considérable », explique-t-il. « Plus d’un siècle avant même que je ne m’intéresse à ces questions, des chercheurs travaillaient déjà en ce sens. »
Charles Gale, directeur du Département de physique de McGill, évoque les travaux de son collègue avec plus d’exubérance :« Comme ce fut le cas pour la structure à double hélice de l’ADN, la compréhension de la topologie à des échelles infiniment petites ouvrira incontestablement les portes d’une science radicalement nouvelle », explique-t-il. « Ce n’est pas une mince affaire ! »
■ Bradley Siwick est titulaire de la Chaire de recherche du Canada en science des vitesses ultrarapides. Ses travaux sont également financés par la Fondation canadienne pour l’innovation, le Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada, le Fonds québécois de la recherche sur la nature et les technologies et le ministère du Développement économique, de l’Innovation et de l’Exportation.