Chasseurs de tombes

La télédétection au service de l’exhumation des secrets des criminels de guerre

Par Peter Farbridge

Que ce soit en Espagne, au Rwanda ou dans l’ex-Yougoslavie, les dépouilles de milliers de victimes de génocides – hommes, femmes et enfants – gisent encore dans des fosses communes non identifi ées qui s’évanouissent lentement dans le paysage, au fur et à mesure que la nature reprend ses droits. Entre le silence des assassins et de vagues témoignages (« Vous trouverez des corps quelque part entre ici et la ville suivante »), identifi er aujourd’hui ces sépultures revient un peu à chercher une aiguille dans une botte de foin. Mais deux chercheurs de McGill, Margaret Kalácska (Département de géographie) et André Costopoulos (Département d’anthropologie), pensent que leurs travaux pourraient un jour convaincre la nature de dévoiler les secrets de son obscur passé. Tous deux s’intéressent à l’apport de la télédétection dans la localisation des tombes clandestines, et leurs travaux pourraient bien permettre à terme de traduire les criminels de guerre en justice et de donner à de nombreuses communautés les moyens de faire enfi n leur deuil.

Au coeur de ce projet fi gure une étude quinquennale que mène la Pre Margaret Kalácska, titulaire d’un doctorat en sciences terrestres et atmosphériques, sur les anomalies végétales dans les cimetières clandestins. Lorsqu’elle était chercheuse à l’École de criminologie de l’Université Simon Fraser en Colombie-Britannique, elle a collaboré avec plusieurs ONG menant des enquêtes sur les disparus et les victimes de génocide. « On m’a tout simplement demandé de mettre les outils propres aux sciences terrestres au service de la criminalistique », explique la Pre Kalácska dans son bureau du Pavillon Burnside. « Or, il se trouve que la télédétection est ma spécialité. »

La télédétection part du principe que chaque objet émet un signal suivant le spectre électromagnétique réflété par le soleil. Grâce à un dispositif du nom de capteur hyperspectral, il est possible de mesurer le signal émis moyennant une très haute résolution, et quelle que soit la fréquence. Ainsi, les chercheurs peuvent faire une distinction précise entre des corps très semblables – cela revient en quelque sorte à faire la diff érence à l’oeil nu entre du sel et du sucre sur une distance de la longueur d’un terrain de football.

Les recherches que mène la Pre Kalácska permettent de comparer les signaux électromagnétiques émis ou réfl échis par les végétaux que l’on trouve dans les cimetières à ceux que l’on trouve en dehors des cimetières. « Leur signature a une forme particulière », explique-t-elle en cliquant sur les pixels de cubes hyperspectraux sur un grand écran. « Les plantes absorbent ou refl ètent davantage à des longueurs d’onde diff érentes, en fonction de l’organisation de leurs molécules et de leurs propriétés physicochimiques. »

Les végétaux qui poussent sur des tombes humaines ou animales sont modifi és par la composition du sol sur lequel ils croissent. Les corps enterrés se décomposent dès lors que les bactéries qu’ils hébergent commencent à dévorer les muscles et la masse graisseuse. Les gaz et liquides qui en résultent pénètrent dans le sol et libèrent des substances chimiques (toluène, azote et sulfure) qui sont ensuite captées par les racines des végétaux, remontent jusqu’aux feuilles et modifi ent ce faisant l’empreinte électromagnétique de la plante. « Nous pouvons par conséquent observer les zones qui émettent des longueurs d’onde très diff érentes de celles émises par les végétaux qui poussent en dehors des cimetières, et essayer de comprendre l’origine biologique de ces diff érences », explique la Pre Kalácska.

Distinguer le bruit des signaux authentiques est une entreprise laborieuse qui nécessite un échantillonnage exhaustif de plantes et de sols. En comparant les échantillons saison après saison, dans diff érents milieux écologiques, la Pre Kalácska (qui mène des projets de recherche au Canada et au Costa Rica) espère donner aux archéologues les moyens de détecter la présence de charniers dans n’importe quel écosystème du monde. « Si nous comprenons la physique et si les capteurs sont bien calibrés, nous pourrons alors appliquer nos résultats à de plus vastes territoires », souligne-t-elle.

Malgré tout, la confi rmation archéologique sur le terrain sera toujours nécessaire. Si bien que lorsque Margaret a entendu parler des travaux d’André Costopoulos, elle a immédiatement perçu les prémices d’une parfaite collaboration. Le professeur d’anthropologie mène depuis 2007 une étude de terrain et un projet d’éducation publique au Parc Safari d’Hemmingford, au Québec. Depuis plus de trente ans, ce parc zoologique inhume les animaux dans un champ attenant, sans toutefois tenir de registres précis des inhumations. Les zoologues ont fait appel au Pr Costopoulos pour les aider à localiser les restes d’un éléphant d’Afrique pesant sept tonnes et mesurant quatre mètres, afi n d’exhumer son squelette et de l’exposer dans le musée du Parc.

Les Prs Costopoulos et Kalácska ont décidé d’unir leurs eff orts à ceux du chercheur en biochimie des sols Tim Moore pour trouver le pachyderme (découvrant au passage moult animaux, dont des oiseaux, des singes et des zèbres). Margaret a survolé le champ dans un avion équipé de capteurs hyperspectraux pour localiser le cimetière; le Pr Costopoulos et ses étudiants ont pour leur part creusé afi n de confi rmer ses hypothèses.

« Margaret Kalácska est une véritable bénédiction pour les archéologues », explique le Pr Costopoulos. « Habituellement, pour trouver des fosses communes, les archéologues creusent des tranchées tous les dix mètres, parfois sur plusieurs centaines de kilomètres », explique-t-il. « Mais en pratiquement un seul survol, Margaret a réalisé avec la simple télédétection ce qu’une équipe de 30 archéologues parvient à accomplir en plusieurs étés. »

Si le projet de l’éléphant risque malheureusement de ne pas porter ses fruits, ses ramifi cations n’en restent pas moins considérables. En effet, la télédétection a confirmé la présence d’une vaste zone de décomposition qui pourrait bien être le site où l’animal a été inhumé, mais la carcasse est tellement endommagée qu’il est pratiquement impossible de l’exhumer. Lorsque Frédéric Mégret a entendu parler du projet du Parc Safari, il a immédiatement compris quel pourrait être l’impact de cette technologie pour la justice internationale. Frédéric Mégret est un spécialiste des droits humains à la Faculté de droit de McGill. Il s’est interrogé sur les applications de cette technologie dans le droit pénal, mené des recherches sur les retombées juridiques des images que la Pre Kalácska peut obtenir par télédétection et découvert quelques éléments de droit pour le moins surprenants. Ainsi, survoler un État souverain en avion pour y détecter des charniers ou des fosses communes constitue une infraction en matière de droit national et international. Par contre, si le survol du même territoire est confi é à un satellite, une telle action devient pratiquement intouchable. Samuel Algozin, étudiant à la Faculté de droit qui a participé aux travaux de recherche du Pr Mégret, souligne également le rôle des images obtenues par télédétection dans la justice transitionnelle. « Cette technologie pourrait être mise au service de la vérité dans le cadre de missions “vérité et réconciliation”, explique-t-il, et aider les communautés qui ont connu des situations de confl it à négocier leur transition vers la paix. »

Cautériser les blessures du passé est aujourd’hui une pratique très courante. Depuis 2002, l’Espagne recherche activement les fosses communes clandestines pour exhumer les 114 000 hommes, femmes et enfants disparus pendant la guerre civile. Après le nettoyage ethnique en Bosnie- Herzégovine au cours des années 1990, plus de 10 000 familles ont déposé des demandes pour retrouver leurs proches disparus. En Argentine, 25 ans après la guerre civile, les Argentins recherchent toujours 12 000 victimes.

« Le décès en l’absence de corps complique le processus de deuil », explique Kathleen Gray, conseillère formée à McGill et spécialiste du deuil à la suite d’une disparition traumatique. « Car les survivants sont privés du droit de faire leur deuil et cette douleur peut se manifester de manière très destructive, parfois sur le long terme et parfois sur plusieurs générations. Voir le corps permet en quelque sorte au cerveau de comprendre l’incompréhensible. »

Compte tenu de l’impact émotionnel important de ces travaux de recherche, plusieurs communautés et particuliers du monde entier frappent déjà à la porte de la Pre Kalácska. Un groupe d’Autochtones lui a notamment demandé de l’aider à localiser les vestiges d’ancêtres inhumés dans des fosses communes après une épidémie survenue au XIXe siècle. D’autres perçoivent la télédétection comme un moyen de localiser la tombe de pionniers.

Le temps n’est nullement une contrainte pour la télédétection, qu’elle soit à visée historique ou criminelle. « Je pense que nous pouvons tabler sur une période de survie de plusieurs milliers d’années », explique le Pr Costopoulos. Dans le cadre des travaux qu’il a menés au nord de la Finlande, ce dernier a en eff et exhumé les fondations en pierre d’habitations datant de plus de 4 000 ans sur lesquelles avaient persisté des traces d’huile de phoque. « La décomposition d’un corps après la mort est plus rapide à l’air libre. Mais dès qu’il est enfoui sous terre, ses traces perdurent très, très longtemps. »

Ces travaux sont fi nancés par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, le Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie et la Faculté des arts de l’Université McGill.