Cette terre vous appartient-elle?

En Zambie et au Kenya, les flux migratoires, le développement de l’écotourisme et les mouvements internationaux de protection de la nature exercent de plus en plus de pressions sur la terre et ses occupants, exacerbant les inquiétudes sur les retombées environnementales – mais une nouvelle façon de réfléchir au régime foncier pourrait apporter une solution viable.

Par Andy Blatchford

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Plus de la moitié des 12 millions d’habitants de Zambie vivent loin des villes. Dans ce pays, l’exode rural est pratiquement inexistant, si bien que les questions relatives à l’occupation des terres agricoles revêtent un intérêt particulier pour de nombreux Zambiens. La pomme de discorde : les forêts du sud du pays, aux abords du Parc national de Kafue, où les rhinocéros noirs, les chiens sauvages et les éléphants ont élu domicile et où les humains ont également trouvé de quoi subvenir à leurs besoins. Mus par l’espoir d’entreprendre une vie nouvelle, les habitants des régions surpeuplées et fortement dégradées qui bordent le lac Kariba voisin, à cheval entre la Zambie et le Zimbabwe, affluent chaque année de plus en plus nombreux, menaçant la pérennité de ce havre naturel.

Mais ce qui à première vue semble être un problème écologique est en réalité beaucoup plus complexe et met en cause la politique foncière, ou les règles qui régissent l’occupation des sols. La région de Kafue, comme l’essentiel de la Zambie rurale, est divisée en chefferies, dans lesquelles chefs et sous-chefs distribuent la terre. Personne ne peut s’installer sans leur autorisation, mais leurs critères manquent de cohérence et leurs règles varient à la tête du client. Un fermier indigène peut par exemple obtenir des terres chaque fois qu’il en a besoin et en fait la demande, alors que le fermier migrant ne reçoit qu’une parcelle de terrain fixe et définitive.

Une fois qu’ils ont accès à la terre, les fermiers n’en sont pas propriétaires pour autant (dans la tradition zambienne, la terre n’est pas une marchandise), mais les fermiers indigènes ont pratiquement la garantie de pouvoir conserver celle qui leur a été attribuée. Il n’en va pas de même pour les nouveaux venus, qui vivent dans la crainte que les souschefs ne décident de subdiviser et de réattribuer différemment les terres qu’ils leur ont confiées s’ils estiment qu’elles ne sont pas exploitées. La subdivision des terres augmente la population des chefferies, ce qui accroît le pouvoir des chefs au sein du Conseil des chefs du gouvernement zambien. Compte tenu de l’importance de l’afflux de population dans la région de Kafue, les candidats prêts à se saisir des lots de terres qui viennent d’être libérés ne manquent pas. Les migrants craignent par conséquent d’avoir à céder des portions de leurs terres aux nouveaux venus et leurs craintes à ce chapitre sont tellement aiguës qu’ils en viennent à abattre tous les arbres des terres qui leur ont été attribuées pour prouver qu’ils en ont besoin, que ce soit ou non le cas. S’ensuit donc une déforestation massive qui a hissé la Zambie au quatrième rang des pays affichant une perte forestière nette annuelle parmi les plus élevées, selon L’évaluation des ressources forestières mondiales 2005 des Nations Unies. Près du Parc national de Kafue, la déforestation a décimé l’habitat d’espèces déjà menacées, comme le chien sauvage et le rhinocéros noir.

 Pour le professeur de géographie humaine Jon Unruh de tels caprices renforcent l’insécurité des fermiers.
Pour le professeur de géographie humaine Jon Unruh de tels caprices renforcent l’insécurité des fermiers.

Pour le professeur de géographie humaine Jon Unruh de tels caprices renforcent l’insécurité des fermiers.

«Un pourcentage élevé de la déforestation totale est causé par l’insécurité foncière », indique Jon Unruh, professeur agrégé de géographie humaine et spécialiste du développement international. Le Pr Unruh fait également partie de l’Association zambienne de systèmes d’information géographique, un groupe de chercheurs universitaires et de représentants des pouvoirs publics qui participe à la réforme de la politique foncière initiée par le ministère des Terres. «La question est de savoir quelle forme de sécurité foncière existe pour les migrants, outre la déforestation massive, quant à l’exercice du droit à la terre. »

Il existe un fossé philosophique entre le droit foncier occidental et le droit de propriété coutumier ou indigène, indique-t-il, si bien que la sécurité foncière ne saurait se limiter à la distribution de titres de propriété. «En Afrique et au Moyen-Orient, la terre ne s’achète, ni ne se vend. La propriété foncière ne repose pas sur des titres, des registres ou des “voies hiérarchiques”. Elle repose davantage sur des concepts complexes comme la vision du monde, la culture, l’identité, la sécurité alimentaire, la sécurité personnelle et l’appartenance au groupe.» Un projet de recherche kényan, mené sur plusieurs années, a montré que la distribution de titres fonciers ne débouchait pas sur la privatisation des terres, ni sur le développement d’un marché foncier de type occidental. « Nous avons appris qu’il était vain d’imposer des titres de propriété foncière », souligne le Pr Unruh. «Le concept occidental de titre foncier ne permet pas de résoudre les problèmes sociaux importants. Les titres n’ont aucune valeur, sauf si un système foncier universel est mis en place et obtient l’assentiment de la majorité de la population. Le système communal d’économie foncière ne saurait être modifié par la distribution de morceaux de papier. »

Avec ses collègues de l’Université de Zambie et de l’Université de Makerere en Ouganda, le Pr Unruh cherche un moyen intermédiaire pour apporter la sécurité foncière à la communauté locale et aux fermiers des régions voisines. Son équipe a mené des enquêtes auprès de plus de 600 ménages ruraux de migrants et de non migrants, sélectionnés de manière aléatoire, pour examiner la question de la sécurité foncière et les différentes preuves qu’il convient de présenter afin de pouvoir revendiquer et conserver des terres. Il espère ainsi proposer une forme hybride de régime foncier qui tienne compte des lois officielles et coutumières. Selon ce modèle, la répartition des terres continuera d’être approuvée par les chefs et leurs sous-chefs, mais il appartiendra à l’État de régler les conflits. « Cela devrait renforcer la sécurité et soustraire l’ensemble du processus à l’arbitraire, de sorte que l’humeur du chef et de ses hommes de main n’intervienne pas dans les décisions entourant l’attribution et le retrait des terres. »

«Ces dispositions doivent néanmoins séduire le leadership local et cadrer avec la vision traditionnelle de l’identité et du rapport à la terre », explique-t-il. « Parallèlement, l’État doit être présent – mais pas trop, auquel cas les chefs risquent de se désolidariser. L’équilibre à atteindre est plutôt délicat. »

Loin du continent africain, des chercheurs de McGill étudient aussi de près les effets du régime foncier sur l’utilisation et la conservation des ressources environnementales. Les recherches que mène depuis plus de 10 ans le Pr John Galaty du Département d’anthropologie ont montré que deux innovations en matière de régime de propriété foncière avaient eu un effet marqué au cours des 20 dernières années sur la conservation de la faune kényane.

La première d’entre elles est la subdivision. Plusieurs ranchs communautaires relativement importants ont été subdivisés en propriétés familiales ; cette fragmentation a augmenté les terres cultivées (au détriment des pâturages) et favorisé le déploiement de clôtures (perturbant la libre circulation de la faune). La fragmentation des terres en plus petites parcelles se fait au détriment des éleveurs/ pasteurs, les privant de la possibilité de déplacer leurs troupeaux sur des zones suffisamment vastes pour tenir compte de l’extrême variation des précipitations dans les régions arides d’Afrique. Pour cette raison, les ranchs de grande taille tendent à être davantage autosuffisants, à obtenir de meilleurs résultats à l’égard du bétail et à causer moins de dommages à l’environnement. «La subdivision réduit de plus en plus la taille des parcelles et accentue la dégradation écologique », souligne-t-il.

Le professeur d’anthropologie John Galaty étudie également les questions de régime foncier, et plus particulièrement la subdivision des grands pâturages kényans
Le professeur d’anthropologie John Galaty étudie également les questions de régime foncier, et plus particulièrement la subdivision des grands pâturages kényans

Avec l’aide de doctorants mcgillois, le Pr Galaty a étudié les plaintes suscitées par la vente de terres à des étrangers, une fois attribuées aux membres de ranchs collectifs. Les chercheurs ont découvert comment, en l’absence d’un encadrement public, les comités locaux chargés de la subdivision peuvent facilement être corrompus pour favoriser des éléments étrangers ou des politiciens influents, au détriment de pasteurs ou d’éleveurs locaux. «Cela a été très perturbant en termes de propriété foncière, de conservation et d’économie locale. »

La subdivision des terres génère également des unités subéconomiques tout simplement trop petites. «Elles sont écologiquement instables ou insuffisantes », souligne le Pr Galaty. « Pour les régions, mieux vaut éviter la subdivision des ranchs. »

Et alors que les pouvoirs publics encouragent la subdivision, de nombreuses terres individuelles et collectives ont été transformées en réserves fauniques, élargissant les territoires de migration de la faune et facilitant la participation des communautés à la conservation et au tourisme. Les entreprises d’écotourisme et les groupes internationaux de protection de la nature, comme le Fonds mondial pour la nature, ont noué des accords avec des groupes de conservation communautaires qui permettent aux villages de percevoir des bénéfices, d’appuyer des projets d’intérêt collectif, de créer des emplois et de bâtir des infrastructures touristiques (telles que des camps de tentes, des auberges, des installations d’observation de la faune).

 Le professeur de géographie Thomas Meredith cherche les moyens de réduire les conflits fonciers entre les pasteurs kényans et les partisans de la protection de la nature.
Le professeur de géographie Thomas Meredith cherche les moyens de réduire les conflits fonciers entre les pasteurs kényans et les partisans de la protection de la nature.

Le Service de la faune du Kenya gère les zones protégées, mais il est également responsable de la faune. Thomas Meredith, professeur agrégé du Département de géographie de McGill et directeur du Semestre canadien d’études sur le terrain en Afrique (voir article), souligne qu’en principe, le Service de la faune du Kenya souscrit aux règles de protection de la nature conformes aux normes scientifiques internationales et que ses programmes tendent à satisfaire aux objectifs nationaux et planétaires. Mais, comme le souligne le Pr Meredith, les programmes doivent être gérés « sur le terrain », où les préoccupations sont prises en compte. À l’échelle locale, les besoins et les attentes peuvent varier considérablement, donnant lieu à de véritables défis pour les gestionnaires fauniques. Par exemple, ce sont les pasteurs qui font les frais des conflits entre les populations humaines et la faune : la faune protégée ne peut être confinée aux parcs et, en se déplaçant, elle menace les cultures, le bétail, les biens et les personnes. «Ce sont les éléphants qui causent le plus de dommages aux cultures et les prédateurs, comme les lions, tuent des animaux domestiques ou blessent des humains », souligne le Pr Meredith. «Il s’agit d’une cause de conflits potentiels importante qui peut être dramatique pour les personnes qui estiment avoir un droit historique sur la terre. » De plus, les éleveurs reçoivent peu ou aucune indemnité en cas de perte, et bien qu’une partie des bénéfices de l’écotourisme, de la conservation de la faune et du tourisme leur revient, cela ne suffit pas. Le Pr Meredith souligne qu’une meilleure répartition des bénéfices du tourisme inciterait à coup sûr les populations locales à apporter un appui beaucoup plus solide à l’industrie de l’écotourisme et aux initiatives de conservation de la nature. Ses étudiants de premier, deuxième et troisième cycles se sont penchés sur les dommages causés aux terres agricoles, l’atténuation des pertes et les moyens permettant de mieux faire participer les populations locales aux processus décisionnels relatifs à l’exploitation des terres, à l’accès à la propriété et aux questions liées aux ressources.

«Je pense que nos recherches permettront de réduire les conflits entre ceux qui estiment être victimes des initiatives de conservation de la nature et ceux qui considèrent que les programmes de conservation de la nature au Kenya procurent de réels bienfaits », souligne-t-il. «Les inégalités locales à l’égard de la distribution des ressources sont de plus en plus criantes et, à mon avis, de plus en plus imprévisibles. »


Cette recherche est financée par la Fondation nationale des sciences des États-Unis, le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, le Fonds de la recherche en santé du Québec et le Fonds pour la formation de chercheurs et l’aide à la recherche.