Par Karl Moore
La commande que Delta Air Lines a passée récemment à Bombardier représente un appui important à la C Series. Maintenant, reste à déterminer si le gouvernement fédéral devrait fournir une aide financière à l’entreprise.
L’une des principales hésitations d’Ottawa tient au fait que l’entreprise est contrôlée par la famille Bombardier-Beaudoin. Le contrôle familial serait donc une mauvaise chose? Je me permets de remettre en question cette idée.
Dans un rapport de 2014, McKinsey & Company estimait que 19 % des entreprises figurant au palmarès Fortune Global 500 étaient sous contrôle familial, soit une augmentation par rapport aux 15 % de 2005. Au total, 15 % des entreprises américaines et 40 % des entreprises européennes de ce palmarès sont sous contrôle familial. Selon le Creaghan McConnell Group, 10 des 25 plus grands employeurs du Canada sont contrôlés par une famille. C’est le cas d’entreprises bien connues comme Husky, Rogers, Canadian Tire, Loblaw, Saputo, McCain, Shaw et Thomson Reuters. Bombardier n’est donc pas une exception.
Les entreprises sous contrôle familial peuvent se concentrer sur la rentabilité et la croissance à long terme au lieu de miser sur les résultats à court terme. Lors d’un sondage mené en 2013 par McKinsey et l’Office d’investissement du Régime de pensions du Canada auprès de plus de 1 000 cadres de divers pays et secteurs, 79 % des répondants ont affirmé qu’ils se sentaient obligés d’obtenir des résultats en deux ans ou moins. En outre, la majorité des répondants ont déclaré qu’ils renonceraient à faire un investissement qui augmenterait les profits de 10 % sur trois ans si cette décision les empêchait d’atteindre les objectifs de profit trimestriels.
De nombreuses indications laissent croire que si Bombardier n’était pas sous contrôle familial, la C Series n’aurait jamais vu le jour ou que, du moins, le projet n’aurait pas été mené à terme. D’ailleurs, de nombreuses voix s’élevaient encore tout récemment pour réclamer son abandon. Cela jette un tout autre éclairage sur la question du contrôle et des personnes devant l’exercer. Sans la famille, il n’y aurait pas de C Series.
Laurent Beaudoin a fait de Bombardier, ce fabricant de motoneiges des Cantons-de-l’Est, au Québec, le plus grand fabricant de matériel ferroviaire et le troisième fabricant d’aéronefs civils du monde. Le dirigeant a fait des paris ambitieux, décriés par les analystes. Toutefois, il a connu assez de succès pour être considéré aujourd’hui comme l’un des plus grands entrepreneurs du monde.
Les entreprises sous contrôle familial ont une autre qualité : elles ne sont pas obnubilées par le rendement financier. Ainsi, au moment de choisir l’endroit où installer la chaîne de montage de la C Series, Bombardier s’est livrée à un examen approfondi des diverses possibilités aux États Unis, au Royaume-Uni et au Canada. M. Beaudoin a affirmé publiquement qu’il avait un « préjugé favorable » pour le Québec, mais que la province devait s’imposer comme lieu concurrentiel pour le fabricant. Au terme du processus, l’usine de Mirabel a été retenue pour l’assemblage final (avec Belfast, en Irlande du Nord, pour la production des ailes). L’entreprise est solidement implantée et a des appuis politiques aux deux endroits; de plus, en période difficile, elle peut compter sur ses employés de longue date. Ces facteurs ne s’intègrent pas aisément dans un modèle financier.
Au fil des années, la famille a également su faire appel à des experts de l’extérieur lorsque cela s’imposait. Durant les périodes critiques, Raymond Royer, Robert Brown et Paul Tellier ont été recrutés pour diriger l’entreprise. Plus récemment, Pierre Beaudoin a, de son propre chef, cédé sa place à Alain Bellemare, haut dirigeant reconnu mondialement dans le secteur de l’aéronautique, lui confiant la mise en marché de la C Series. Voilà un geste courageux.
C’est également grâce au contrôle familial que Bombardier est, encore aujourd’hui, propriété canadienne. Au cours des années suivant le 11 septembre 2001, le cours de l’action de Bombardier a chuté, passant de plus de 20 $ à moins de 3 $, soit une fraction de la valeur comptable. Boeing, Airbus ou Embraer aurait pu sauter sur l’occasion et acheter l’entreprise, et nous ne serions pas en train de parler de la C Series. Mais la famille ne voulait pas vendre, même si les actionnaires – dont elle faisait partie – perdaient des millions de dollars.
On m’a raconté que, peu de temps avant son décès, Armand Bombardier a réuni ses enfants et leurs conjoints. Il leur a indiqué clairement qu’il voulait que la famille garde le contrôle de l’entreprise et l’utilise pour œuvrer au bien commun. Il n’est donc pas surprenant que les membres de la famille aient continué dans cette voie.
Étant donné les nombreux paris ambitieux et réussis de la famille, les Canadiens devraient se réjouir que Bombardier reste sous le contrôle d’une famille, a fortiori d’une famille qui a su céder le gouvernail à un dirigeant de l’extérieur au moment où la prise de décisions difficiles s’imposait.
Karl Moore est professeur agrégé à la Faculté de gestion Desautels de l’Université McGill et associé au Green Templeton College de l’Université d’Oxford. Il s’intéresse depuis longtemps à l’industrie aéronautique et à Bombardier. Il est chroniqueur au quotidien The Globe and Mail, au magazine Forbes et animateur de The CEO Series à CJAD. La version originale de cet article a été publiée dans The Globe and Mail.
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