Par Thierry Harris
La famille nucléaire traditionnelle n’est plus une évidence. Pour certains, la famille inclut un beau-père ou une belle-mère, des demi-frères ou des demi-soeurs. Pour d’autres, elle est monoparentale. Outre leurs effets sur les membres de la famille, ces changements ont des répercussions sur plusieurs secteurs de la société, de l’économie au droit de la famille. En exploitant un large éventail de données statistiques, Céline Le Bourdais entend préciser l’influence du mariage, du divorce et de la séparation sur la société québécoise.
Le procès qui a récemment défrayé la chronique, opposant une expatriée brésilienne connue sous le nom de «Lola» à son ancien conjoint de fait, père de ses trois enfants, pour l’obtention de 50 millions de dollars et d’une pension alimentaire mensuelle de 56 000 dollars, a retenu l’attention de Céline Le Bourdais. Mais pas parce que l’homme, «Éric », est un multimillionnaire québécois dont l’identité a donné lieu à bien des spéculations, ni encore parce que son train de vie se situe aux antipodes de la majorité de la population. Non, ce qui a intrigué Céline Le Bourdais n’était ni la spéculation, ni les détails salaces de cette affaire, mais plutôt l’éclairage qu’elle a permis de jeter sur les mutations de la famille québécoise.
Céline Le Bourdais est professeure au Département de sociologie de l’Université McGill. Depuis le milieu des années 1980, elle évalue l’importance des transformations que subissent les familles d’un point de vue démographique. En 1951, par exemple, 96,9 pour cent des parents québécois étaient mariés. Aujourd’hui, seulement 40 pour cent des enfants québécois naissent de parents mariés. En juin 2010, la professeure Le Bourdais a terminé un mandat de dix ans à titre de directrice du Centre interuniversitaire québécois de statistiques sociales. Ce centre, qui possède un laboratoire de données sécurisées à l’Université McGill, fédère, outre cette dernière, six autres établissements québécois (l’Université Concordia, l’Institut national de la recherche scientifique, l’Université Laval, l’Université de Montréal, l’Université de Sherbrooke et l’Université du Québec à Montréal) et permet aux chercheurs d’analyser les données détaillées issues de recensements et de grandes enquêtes réalisés par Statistique Canada, dont l’Enquête sociale générale 2006 consacrée aux transitions familiales.
Les travaux de Céline Le Bourdais sur les réalités changeantes de la vie familiale des Canadiens ont retenu l’attention du procureur général du Québec, qui lui a demandé de témoigner à titre d’experte dans la cause Éric c. Lola. Le procureur général lui a notamment demandé, ainsi qu’à sa collègue Évelyne Lapierre-Adamcyk (professeure émérite à l’Université de Montréal), de rendre compte d’un point de vue démographique des similitudes et divergences entre les couples mariés et les conjoints de fait. Les résultats de cette recherche indiquent que lorsqu’il est question d’argent, de stabilité et même de taux de fécondité, les différences entre les deux types d’union sont beaucoup plus profondes que l’existence ou l’absence d’un certificat de mariage.
«Nous avons étudié les données de différents pays, et découvert que les couples mariés mettent davantage en commun leurs ressources financières que les couples en union libre. Ces derniers sont en effet plus susceptibles de tenir des comptes séparés. Mais parallèlement, les conjoints de fait partagent plus équitablement le travail rémunéré et domestique, les couples mariés étant plus enclins à se spécialiser. En d’autres mots, ils partagent l’argent, mais pas les tâches », indique la chercheuse. L’étude a également montré que les couples en union libre sont plus instables et ont moins d’enfants que les couples mariés. Ces résultats ont contribué au jugement rendu en juillet 2009, déclarant inconstitutionnel l’article du Code civil du Québec qui crée une distinction dans le traitement réservé aux ex-conjoints de fait et aux exépoux. (Au moment de mettre sous presse, l’on attendait la décision de la Cour d’appel.)
Les recherches menées par Céline Le Bourdais ont également eu un retentissement important sur les politiques publiques du Canada. Avec deux de ses consoeurs, Nicole Marcil-Gratton (Université de Montréal) et Heather Juby (anciennement de l’INRS-Urbanisation, Culture, Société et aujourd’hui agente de transfert du savoir du Réseau des Centres de données de recherche), la professeure Le Bourdais a mené plusieurs recherches sur les trajectoires familiales des enfants et étudié les liens entre les pères et leurs enfants après une séparation. Financée par les ministères de la Justice du Québec et du Canada, sa recherche s’est illustrée en étudiant cette problématique du point de vue des pères, par opposition à l’approche traditionnelle davantage centrée sur la mère. Utilisant les données d’une enquête longitudinale, les chercheuses ont pu suivre le déroulement de la vie familiale d’un grand nombre d’enfants pour étudier l’influence de divers facteurs (tels que l’emploi et le revenu des parents, le partage des tâches et l’organisation de la vie familiale avant la séparation) sur la garde des enfants et le règlement des pensions alimentaires. Les résultats de ces recherches ont été pris en compte dans le Rapport fédéral-provincial-territorial final sur les droits de garde et de visite et les pensions alimentaires pour enfants au Canada, et ont servi de support aux débats qui ont conduit à l’adoption, en décembre 2002, de la Stratégie du droit de la famille axé sur l’enfant.
Céline Le Bourdais continue de mener des travaux au Centre interuniversitaire québécois de statistiques sociales. En avril 2010, elle a obtenu, avec Évelyne Lapierre-Adamcyk, une subvention du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada pour poursuivre l’étude des transformations de la vie familiale au Québec et au Canada. S’appuyant sur les données d’enquêtes menées par Statistique Canada et le Registre des naissances du Québec, toutes deux examineront les changements dans l’importance et la signification que les Québécois et les Canadiens accordent au mariage et à l’union libre, et chercheront à mesurer l’effet variable sur la fécondité qu’exercent les politiques familiales (services de garde à sept dollars par jour, congés parentaux et prestations accordées aux parents à la naissance d’un enfant). En collaboration avec deux candidates au doctorat, France-Pascale Ménard et Christine Proulx, Céline Le Bourdais mène une autre recherche qui tente de cerner l’in fluence à long terme de la faible fécondité et de la forte instabilité conjugale des membres de la génération des baby-boomers sur leurs réseaux familiaux lorsqu’ils atteindront l’âge de la retraite. Elle espère que ce projet permettra de brosser un tableau plus complet et plus précis des futurs enjeux auxquels la société sera confrontée.
«Pour l’heure, nos analyses s’intéressent uniquement aux aidants qui s’occupent des personnes âgées », explique Céline Le Bourdais. «Habituelle ment, ce rôle revient au conjoint ou aux enfants. Mais que se passe-t-il lorsque les parents se sont séparés? Généralement, les hommes qui ont à la fois des enfants biologiques et des beaux-enfants sont plus susceptibles de vivre avec ces derniers et leur mère et d’entretenir des relations sporadiques, voire quasi inexistantes, avec leurs enfants biologiques. Dans ces conditions, qui s’occupera d’eux lorsqu’ils seront âgés? Les enfants biologiques qu’ils ont quittés ou ceux de leur nouvelle conjointe? La réponse est loin d’être claire, car les adultes qui ont connu ce type de changements atteignent tout juste l’âge de la retraite.»
■ Céline Le Bourdais est titulaire de la Chaire de recherche du Canada en statistiques sociales et changement familial. Le Centre interuniversitaire québécois de statistiques sociales est financé par la Fondation canadienne pour l’innovation, le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, les Instituts de recherche en santé du Canada et le Fonds québécois pour la recherche sur la société et la culture.