Par Gilda Salomone, Centre universitaire de santé McGill
Depuis toujours, toutes les cultures recourent aux jeux pour amuser et divertir. Si vous avez déjà joué à un jeu-questionnaire comme Jeopardy, vous avez connu l’exaltation de trouver les bonnes réponses avant vos adversaires. Le temps passe vite et vous êtes totalement plongé dans l’activité. Même si tous les jeux comportent des règles et une certaine compétition, ils ne visent pas tous le simple divertissement. Lorsque les jeux ont un objectif pédagogique, ils deviennent des jeux sérieux. Les jeux sont de plus en plus utilisés comme outils d’apprentissage dans des milieux comme la défense, le génie, la politique et la santé.
Le Dr Jeff Wiseman, interniste à l’Hôpital Royal Victoria du Centre universitaire de santé McGill (HRV-CUSM), professeur adjoint de médecine à l’Université McGill et membre permanent du Centre d’éducation médicale de l’Université McGill, est à préparer un jeu médical sérieux pour téléphone intelligent, appelé Deteriorating Patient, afin de contribuer à l’apprentissage des étudiants en médecine qui doivent apprendre à stabiliser des patients gravement malades lorsqu’ils sont sur appel. Il nous parle en détail des jeux sérieux et de leurs applications pour l’enseignement de la médecine.
Quels sont les avantages d’utiliser des jeux dans un cadre pédagogique?
Les jeux sérieux peuvent être un excellent mécanisme pour mobiliser les étudiants. Nous sommes des personnes émotives et la compétition est remplie d’émotions. C’est pourquoi les jeux collectifs sont si passionnants. Bien des gens, mais pas tous, prennent plaisir à relever un défi de peine et de misère et à triompher de l’adversité. On devient tellement concentré que rien d’autre ne semble compter.
Quels sont les désavantages des jeux sérieux?
Il ne faut pas utiliser les jeux sérieux à la légère : il peut falloir du temps pour les développer, et ils peuvent donner des résultats d’apprentissage négatifs involontaires, comme d’apprendre à gagner plutôt qu’à être un meilleur professionnel de la santé. Il faut retenir un seul problème pédagogique, pour lequel aucune méthode d’enseignement n’est aussi efficace. Il faut aussi s’assurer de pouvoir transformer le problème en jeu sérieux. De nombreux concepteurs de logiciels cherchent par-dessus tout à créer un jeu, mais ils oublient de se demander : « Pourquoi en ai-je besoin? »
Comment peut-on utiliser les jeux sérieux pour l’enseignement aux étudiants en médecine et aux résidents?
Les jeux sérieux peuvent être d’excellents outils d’apprentissage. Par exemple, ils peuvent aider les étudiants à se préparer à des situations d’urgence. La santé d’un patient peut se détériorer rapidement, et il faut agir vite, bien souvent sans posséder toute l’information. Ces situations stressantes sont difficiles à assimiler et comportent des volets psychologiques et affectifs. Les étudiants peuvent s’exercer à réfléchir en situation d’urgence au Centre de simulation médicale de l’Université McGill, à l’aide de mannequins et de véritable équipement. C’est efficace, mais également coûteux et chronophage. Les jeux sérieux, en revanche, promettent des résultats d’apprentissage similaires, mais ils ont l’avantage d’être rentables et faciles à utiliser, notamment par les apprenants moins expérimentés. Ces jeux libéreraient le Centre de simulation pour les apprenants plus expérimentés.
Vous utilisez une simulation appelée Deteriorating Patient dans un cours de dépistage et de réponse rapide à une détérioration aiguë (ERRAD), donné aux étudiants de quatrième année sur le point de devenir des résidents. Comment fonctionne cette simulation?
La simulation est la représentation d’une situation réelle : les gens jouent des rôles, effectuent des tâches et affrontent les conséquences de leurs décisions et de leurs gestes. Dans la simulation Deteriorating Patient, je dis à mes étudiants : « Imaginez que vous êtes le premier médecin sur appel pendant le quart de nuit à l’unité des patients hospitalisés. L’infirmière vous appelle parce que ‟M. Smith ne va vraiment pas bien. Sa tension artérielle est de 80/60.” Que faites-vous? » Les étudiants doivent prendre une série de mesures pour offrir au patient le traitement le plus rapide et le plus efficace possible. S’ils font des erreurs, l’état du patient peut se détériorer, et il peut même mourir. En qualité de tuteur, je rajuste le jeu selon le niveau de l’apprenant, que j’encadre, et j’enregistre chaque geste en vue du bilan qui suivra. Je veux que les étudiants relèvent un défi dans un contexte sécuritaire et adapté, de manière à les soutenir, à les inspirer et à favoriser la confiance mutuelle.
La simulation est-elle un jeu sérieux?
La simulation devient un jeu de simulation sérieux lorsqu’on y ajoute des éléments de compétition, des règles et un objectif mesurable visible. SimWars en est un exemple. C’est une compétition où des équipes essaient de résoudre le même scénario. Chaque équipe cherche à être la première à sauver une vie et à obtenir les meilleurs résultats cliniques de l’avis d’un groupe d’experts.
Vous développez l’application pour téléphone intelligent Deteriorating Patient. Pourquoi?
Mon objectif principal est encore d’ordre pédagogique. L’application permet aux étudiants de s’exercer seuls autant de fois qu’ils le veulent, jusqu’à ce qu’ils obtiennent le résultat souhaité et sauvent la vie du patient. Les résultats sont ensuite analysés par un tuteur qui commente la performance enregistrée. C’est ce qu’on appelle un entraînement volontaire commenté. Mes étudiants m’ont suggéré d’aller plus loin, en ajoutant un tableau de pointage et une communauté virtuelle. Je travaille en collaboration avec des experts en psychopédagogie, en émotions des apprenants et en informatique, et j’espère pouvoir intégrer toute l’application au cours ERRAD d’ici 2017. Lorsque l’application fonctionnera pour les étudiants en médecine, on espère l’utiliser pour l’enseignement aux infirmières. On veut que l’application Deteriorating Patient devienne un outil de formation interprofessionnelle.
Vous êtes également chercheur à l’Institut de recherche du CUSM (IR-CUSM). L’application Deteriorating Patient peut-elle servir d’outil de recherche?
Nous espérons accumuler des données psychopédagogiques sur l’expertise adaptative et les émotions des apprenants. Les médecins doivent acquérir deux types d’expertise : l’expertise reproductible, qui consiste à répéter une chose inlassablement jusqu’à parvenir au plus haut degré de précision possible, et l’expertise adaptative, qui consiste à proposer des solutions rapides et optimales pour régler des problèmes en évolution constante. Presque toute la recherche sur le savoir-faire médical est axée sur l’expertise reproductible. Grâce à la recherche sur l’expertise adaptative, on pourra mieux comprendre les modes d’apprentissage à partir de cas qui évoluent de manière dynamique au fil du temps et ce qui rend les apprenants hautement adaptatifs. On espère aussi en savoir plus sur le rôle des émotions dans l’apprentissage.
Vous enseignez la médecine depuis plus de 30 ans. Qu’est-ce qui vous a attiré dans ce domaine?
En qualité de médecin, je peux m’occuper personnellement de 20 à 30 patients hospitalisés. Mais en qualité de pédagogue, je magnifie l’effet de mes connaissances et de mon expérience en enseignant à une foule d’autres professionnels de la santé à soigner une multitude de patients. L’enseignement de la médecine est l’une des « sciences fondamentales » de la formation des professionnels de la santé, tout comme la biochimie, l’anatomie et la physiologie. L’enseignement est un vecteur déterminant du transfert des résultats de la recherche fondamentale en pratique clinique. L’enseignement est tout aussi essentiel que l’eau potable, mais on a tendance à le tenir pour acquis. Pour ce qui est du rendement du capital investi par la société, l’enseignement nous en « donne pour notre argent ». Comme l’a dit Derek Bok, un ancien président de l’Université Harvard : « Si vous trouvez que l’éducation coûte cher, essayez l’ignorance. ».
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