La loi peut-elle évoluer au même rythme que la recherche?
Par Julie Fortier
Bartha Maria Knoppers est sans conteste une autorité internationale en matière d’éthique et de droit dans les domaines de la génétique et de la génomique. Recrutée il y a quelques mois par la Faculté de médecine de l’Université McGill pour diriger le nouveau Centre de génomique et de politiques, elle poursuit son étude des problématiques éthiques et légales les plus pressantes liées à l’évolution de la recherche en génétique. Elle en a discuté avec le McGill Reporter.
Le Centre de génomique et de politiques est une nouvelle entité au sein du Centre d’innovation Génome Québec-Université McGill. Quel est son mandat?
Nous avons défini cinq axes de recherche : les technologies de reproduction et les cellules souches, les populations, la confidentialité, la médecine personnalisée et la pédiatrie, soit la volonté d’inclure les enfants dans la recherche en génomique. L’intégration des enfants dans la recherche en génomique est un axe qui ne se développe que depuis une décennie. Les enfants étaient devenus, en quelque sorte, des « orphelins » de la recherche. Nous avons tant voulu les protéger qu’il n’existait pas de médicament ni de traitement spécifiquement pour eux.
Ainsi, le projet CARTaGÈNE s’inscrit dans l’étude de la génomique des populations.
Tout à fait. CARTaGÈNE est un vaste projet qui vise à amasser des données sur 20 000 Québécois et on ne parle pas ici seulement de leur ADN ou de renseignements médicaux. Nous allons répertorier les données liées aux contextes socioculturel et environnemental des participants, à leur diète, leur style de vie. Et à ces 20 000 Québécois se joindront des cohortes dans d’autres provinces, de façon à obtenir le portrait de 300 000 Canadiens que nous suivrons pendant 35 à 50 ans. L’objectif est de définir pourquoi certaines personnes demeurent en bonne santé alors que d’autres deviennent malades.
Ce qui nous amène aux possibilités offertes par la médecine personnalisée.
Oui, la médecine personnalisée est un axe de recherche assez récent. En prenant toutes les connaissances que peuvent nous fournir des études longitudinales telles que le projet CARTaGÈNE ou tout autre étude d’une population, il devient envisageable de cibler un traitement en fonction des caractéristiques d’une personne.
On voit d’ailleurs émerger un phénomène de « médecine directe au consommateur » un peu inquiétant. Des entreprises, qui se font connaître par Internet, offrent aux gens d’effectuer une sorte de « profil de prédiction » de leurs risques génétiques. Moyennant une somme d’argent et l’envoi de ses données personnelles et parfois même, d’un échantillon de salive, le consommateur peut ainsi connaître son niveau de susceptibilité à diverses maladies. Il y a lieu de s’interroger sur le niveau de fiabilité et d’utilité des données qu’ils fournissent. Mais cela reste tout de même fascinant. Nous sommes passés de l’attribution d’un statut quasi sacré aux cellules souches à la divulgation par certaines personnes de l’ensemble de leur génome sur Internet!
Vous avez mentionné que la confidentialité est au cœur de vos recherches. Comment les questions touchant à la vie privée évoluent-elles?
Évidemment, lorsque l’on fournit des renseignements personnels, l’on a tendance à se demander ce qui adviendra de cette information et de quelles façons elle est protégée. Mais l’attitude des gens a beaucoup évolué au cours des dernières décennies. D’une attitude très individualiste, on a vu émerger un souci croissant pour la santé collective. Les milliers de gens qui participent à des études comme CARTaGÈNE, par exemple, n’ont rien à gagner en le faisant. Les données que nous amasserons ne nous permettront pas nécessairement de les aider. Ils le font par solidarité, pour aider les générations futures.
La vaccination contre le virus A(H1N1) est également un autre exemple probant de ce souci pour la santé collective. En quelque sorte, les autorités font appel à notre altruisme en nous encourageant à nous faire vacciner, car il s’agit d’une façon de protéger les autres autant que nous.
Le bien de la collectivité est aussi ce qui nous guide lorsque l’on crée des équipes internationales. Par exemple, le Consortium international sur le génome du cancer réunit des chercheurs de partout dans le monde et des experts de tous les types de cancer.
Ou prenons l’exemple du Projet public de populations en génomique que j’ai créé. Il permet le partage d’outils de recherche entre des chercheurs de 48 pays : des modèles de consentement, de chartes, de principes d’éthique, etc. En utilisant les mêmes outils, les chercheurs de différents pays obtiennent des données comparables. Pour certaines questions, par exemple, nous avons déjà cinq millions de participants. Ce partage nous permet d’arriver à une signification statistique plus importante et d’épargner beaucoup de temps.
Et comment nos lois évoluent-elles dans tout cela?
Nos lois doivent répondre à cette mouvance. Les domaines de la socioéthique et du droit ne doivent pas être statiques, car ils risquent de nuire à la protection des populations. Si les individus deviennent plus solidaires et se préoccupent davantage de la santé collective, n’y a-t-il pas lieu de revisiter des lois ou des politiques qui seraient peut-être trop axées sur l’individu? Si nos lois ne reflètent pas les valeurs des gens, mais sont basées sur des concepts qui datent, les comités d’éthique se sentent alors obligés d’appliquer des normes qui ne collent pourtant plus à la réalité sociopolitique et risquent de rendre des décisions allant à l’encontre de la volonté de la population.
Bien sûr, tout cela prend du temps. Changer une loi peut prendre une décennie. Changer des normes professionnelles, peut-être trois à cinq ans. Il faut être très patient. Et si l’on évolue à l’échelle internationale, c’est encore plus long, car il faut tenir compte des différences culturelles. L’on doit agir avec beaucoup de délicatesse et de respect de la diversité.
Là où il faut aussi nous adapter est au niveau de la relation entre le chercheur ou le médecin et le consommateur, qui se trouve complètement transformée. La grande disponibilité de l’information a engendré une prise de pouvoir chez le consommateur. Celui-ci arrive chez le médecin bien informé sur sa maladie, les traitements disponibles ou les essais cliniques en cours. Évidemment, il faut tenir compte de la qualité de l’information disponible, mais il reste que la relation devient beaucoup plus équilibrée et démocratique.
Terminons sur une note plus personnelle. Vous avez d’abord obtenu une maîtrise en littérature comparée avant de faire votre droit à McGill. Qu’est-ce qui a motivé ces différents intérêts?
J’ai étudié la poésie surréaliste des pays en développement. Il s’agit de littérature très engagée, très politisée et toujours en mouvance. En étudiant les questions d’éthique comme je le fais aujourd’hui, je renoue avec cet esprit de créativité, car j’œuvre au sein d’un domaine dynamique où tout est à inventer, tout est à faire. Aussi, en étudiant la littérature d’autres pays, on est mieux équipé pour comprendre les différences culturelles, ce qui me sert toujours aujourd’hui.
Par ailleurs, je suis une adepte de la multidisciplinarité. L’éthique me permet de toucher à l’histoire, la démographie, la sociologie, l’économie, la médecine. J’encourage les jeunes à se promener entre les disciplines. Il faut garder ce désir de vouloir savoir, d’apprendre et de créer quelque chose. Ce sont les idées qui nous gardent vivants.
Bartha Maria Knoppers donnera sa conférence inaugurale à McGill, Genetic Research: From persons to populations and back again? (Recherche génétique : un aller-retour entre personnes et populations?), le vendredi 20 novembre à 15 h à l’Amphithéâtre Charles F. Martin, 6e étage, Pavillon des sciences médicales McIntyre, 1200, avenue des Pins.